L'année 1863 sera toujours pour moi chère et bénie, car c'est cette année-là que j'ai eu le privilège de lire pour la première fois le grand poème de l'Inde, le divin Ramayana.
"Lorsque ce poème fut chanté pour la première fois, Brahma Lui-même en fut ravi. Dieux, génies, tous les êtres, des oiseaux aux serpents, hommes et saints anachorètes s'exclamèrent : "Oh! Le doux poème que nous entendrons toujours avec joie. Oh ! Chanson extatique ! Comme elle imite la nature ! Comme nous voyons bien cette longue histoire ! Elle se déroule sous nos yeux !"
"Heureux celui qui lit le livre en entier. Heureux celui qui n'en a lu que la moitié. Il rend le brahmane sage, le soldat brave, le marchand riche. Si, par chance, un esclave (paria) l'entend, il s'ennoblit. Celui qui lit le Ramayana est absout de toutes ses fautes."
Cette dernière expression n'est ni illusion ni imagination. Le grand courant de poésie nettoie notre faute innée; la lie, le levain amer qu'apporte le temps et qui demeure en nous, il les emporte et nous purifie. Que celui qui se sent le coeur sec boive le Ramayana. Que celui qui a perdu ce qui lui était cher et se trouve dans la peine en retire les consolations et les sympathies de la nature. Que celui qui a travaillé trop dur et espéré trop fort boive une grande gorgée de vie et de jeunesse.
L'homme ne peut toujours travailler. Chaque année il doit se reposer, reprendre sa respiration, et se renouveler aux grandes sources qui gardent leur éternelle fraîcheur. Mais où peut-on les trouver si ce n'est au berceau de notre race : sur les sommets sacrés d'où descend d'un côté l'Indus et la Ganga et de l'autre les torrents de Perse, les rivières du Paradis ?
Tout est étriqué en Occident. La Grèce est si petite que j'y étouffe; la Judée est si sèche que j'y suis haletant. Laissez-moi regarder du côté de la haute Asie vers l'Orient profond. J'ai là mon immense poème aussi vaste que la Mer Indienne bénie et parée du soleil, un livre d'harmonie divine, où rien n'est discordant. Une paix calme le pénètre, et même au milieu de la bataille qu'il décrit nous percevons une douceur infinie, une fraternité sans bornes qui s'étend à toute chose vivante, un océan sans fond ni rive, plein d'amour, de pitié et de clémence. J'ai trouvé ce que je cherchais : la Bible de la bonté. Alors, grand poème, reçois-moi, que je plonge en toi, Mer de lait.
Ce n'est que tout récemment que la totalité de ce poème a été traduite. Il a toujours été jugé à partir d'une partie isolée ou d'un épisode directement contraire à son esprit. Maintenant qu'il est apparu dans toute sa vérité et dans toute sa grandeur, il est facile de voir que quelqu'en soit le rédacteur, c'est l'excroissance de l'Inde : le produit de ses âges. Pendant peut-être deux mille ans les Hindous ont exprimé le Ramayana au travers de diverses chansons et récits qui constituent cette épopée; et au cours de deux mille ans ils l'ont joué dans des drames populaires qui ont été et sont encore représentés lors des grands festivals nationaux.
Ce n'est pas un simple poème. C'est une sorte de Bible qui, avec les traditions sacrées, contient la nature, la société, les arts, l'imagerie indienne, la végétation, les animaux, et les changements de l'année dans les enchantements particuliers des différentes saisons. Nous ne pouvons juger un tel livre comme nous le ferions avec l'Iliade. Il n'a jamais connu ces expurgations et ces corrections auxquelles les poèmes homériques ont été assujettis par les grands critiques de la Grèce, les plus grands du monde. Il n'a pas eu d'Antiarchus. Il nous est arrivé inaltéré. Nous le voyons dans ces nombreuses répétitions et dans quelques-unes de ces descriptions qui reviennent deux ou trois fois et même plus souvent. Nous le voyons aussi dans les nombreuses additions qui ont été faites à différentes époques. Nous y rencontrons des faits d'une telle antiquité que nous revenons au berceau de l'Inde, ainsi que des choses relativement modernes et d'une douceur si délicate et d'une si belle mélodie qu'elles nous sembleraient italiennes.
Il n'a pas été arrangé avec cette adresse qui caractérise les oeuvres littéraires de l'occident. Personne n'en a pris la peine. Chacun avait confiance en l'unité qu'une telle immense diversité reçoit de la vague harmonie dans laquelle les ombres, les couleurs et même les tons contraires se marient. C'est comme la forêt et la montagne qu'il décrit. Sous des arbres gigantesques existe une vie surabondante qui monte d'arbres plus petits et d'une infinité d'arbustes et de plantes plus petites auxquels ces géants de bois permettent de vivre sous eux, et sur lesquels ils répandent leurs pluies de fleurs; et ces grands amphithéâtres végétaux sont pleins de vie. En haut des oiseaux aux centaines d'espèces de couleurs qui planent et qui volettent; des singes qui sautent de branche en branche, et de temps à autre on y voit au-dessous la gazelle aux yeux doux. Est-ce un chaos total ? En aucune manière les diversités qui s'accordent ne s'ornent d'un charme .... Le soir, quand le soleil éteint sa lumière irrésistible dans la Ganga, lorsque les bruits de la vie se font silencieux, la forêt montre toute son animation, si diverse et pourtant si unie, dans la paix du crépuscule le plus doux, dans lequel toutes les choses s'aiment les unes les autres et chantent ensemble. Une mélodie commune s'élève. Tel est le Ramayana.