Le voyage
Je me trouvais un jour dans un train qui allait de Delhi à Hyderabad. Voyageant dans le même compartiment que moi, il y avait un saint homme, un sadhu, avec un compagnon. Quand, au début du voyage, il pénétra dans le compartiment, jeus comme le sentiment quil allait sasseoir près de moi. Mon intuition était juste. Petit à petit, alors que le train se dirigeait vers sa destination, nous en vînmes à nous connaître de mieux en mieux.
Je ne fus pas surpris que, pour la majeure partie, le Swamiji loua lInde et sa glorieuse culture . Franchement, je trouvais cette louange de soi un peu difficile à avaler. Je pensais aux nombreux problèmes qui nous harcelaient, à la fois en tant que nation et en tant que peuple. Swamiji, comment pouvez-vous penser si hautement de lInde quand il y a tant de pauvreté, de maladie et de sous-développement tout autour de nous ?
Il me contre-questionna :
- Si cest la seule vérité de lInde,
comment se fait-il que des gens de pays plus riches viennent ici
pour trouver le sens de la vie ?
- Mais, répondis-je, seulement peu dentre eux
le font. La majorité est tout à fait heureuse là
où elle est.
- Regardez, le monde entier se tourne vers lInde, ou devra
le faire tôt ou tard. Voyez combien détrangers
viennent ici chaque année rechercher la Vérité.
Ils sont misérables ici, en dépit de leur immense
richesse. Dites-moi, si leur système était parfait,
pourquoi continueraient-ils à venir en Inde, sans penser
à la pauvreté, au chaos, au manque de facilités,
etc. ? Dites-moi, pourquoi cette attirance ? Evidemment,
ils nont pas les réponses. Nous avons quelque chose
quils nont pas.
- Mais, Swamiji, protestai-je, tant dindiens, en fait quelques-uns
des Indiens les mieux éduqués et les mieux qualifiés,
vont aussi à létranger chaque année.
Comment lexpliquez-vous ? A lévidence,
nous navons pas toutes les réponses, nest-ce
pas ?
Le Swami me regarda avec ce qui apparut comme un nouvel intérêt.
- Cest facile à expliquer, répartit-il.
Voyez, quand nous allons tous vers le haut - il montrait les cieux
- nous prenons conscience de la manière dont nous avons
gaspillé nos vies en poursuivant des choses inutiles. Nous
sommes plein de regrets pour nos mauvaises actions, pour toutes
les opportunités que nous avons manquées. Dans ce
monde, nous réalisons soudain quel est le but de la vie.
Alors, quand nous tenons une autre chance, voyez-vous, nous voulons
faire çà de manière toute différente.
En plus de cela, dans la salle dattente où est attribué
le lieu de votre prochaine naissance, il y a une si grande clameur
pour lInde. Tout le monde veut naître en Inde. Ils
savent que cela rendra leur sadhana facile. LInde est la
terre du Dharma. Ici, la recherche de Dieu est la manière
de vivre. Aussi est-il facile ici dêtre spirituel.
Ailleurs, il y a plus de distractions et les gens ont un cadre
mental différent. Cest pourquoi tout le monde veut
naître en Inde...
- Peut-être est-ce pour cela, Swamiji, que notre population
augmente tant , remarquai-je de manière plutôt
irrévérencieuse.
Le Swami, étant une personne assez moderne, nen prit pas ombrage mais rit facilement.
- Bon, cest pour cela que nous sommes un peu surpeuplés... Mais, jeune homme, lhistoire ne se termine pas là. Aussitôt nés dans ce monde, les gens oublient toutes leurs pieuses intentions et pieuses résolutions. Ils oublient qui ils sont et pourquoi ils sont venus ici. Ils se font piéger par les plaisirs des sens et le matérialisme. Et, dit-il en me regardant spécialement, ils essaient tous de se précipiter aux U.S.A., ou en Angleterre, en Allemagne, au Moyen-Orient, à Singapour, en Australie, ou là où vous avez, coûte que coûte, à vous enrichir, à gagner de largent, à vivre la bonne vie.
Nous nous mîmes tous à rire. Cette nuit-là, je réfléchissais sur tout ce que Swamiji avait dit. Je réalisai soudain que je ne connaissais personne qui eût quitté lInde pour poursuivre le Dharma ou trouver la libération spirituelle. Tous ceux qui étaient allés à létranger ne lavaient fait que pour améliorer leur standard de vie, pour faire de largent. Aucun navait quitté lInde pour suivre la Vérité, pour trouver Dieu ou pour rechercher sa moksha(2) . Les raisons de quitter lInde étaient largement matérielles et non spirituelles.
Cétait autre chose que, pour un nombre croissant dentre nous, gagner de largent était en soi atteindre moksha. Cétait le but cardinal de la vie. Ainsi, nous vivions dans une période de changement où un conflit de valeurs laissait beaucoup de gens confus et démoralisés. Il était pourtant clair que la plupart des gens qui se rendaient à létranger pour chercher de plus vertes pâtures navaient aucune illusion sur leurs intentions : leurs motifs étaient économiques, purement et simplement. Quoiquil en soit, ces mêmes personnes étaient déterminées à ne pas perdre leur culture et leurs traditions au-delà des mers.
Je compris donc que, pour ceux dont le but de la vie est lavancement spirituel avant toute autre chose, lInde était naturellement le meilleur endroit sur la terre. Pourquoi iraient-ils quelque part ailleurs sils avaient eu assez de chance pour naître ici et sils avaient, en plus, la bonne fortune davoir une vie matérielle assez aisée par ailleurs ? Que pouvaient demander de plus de tels gens ? Pour elles une naissance indienne était la plus grande des bénédictions. Vivre dans lInde spirituelle était comme vivre au centre de lUnivers, ce centre immobile et immuable à partir duquel tout est projeté à lextérieur en des formes et des couleurs séduisantes qui constituent le cosmos du nom et de la forme.
LInde est là où le cur se trouve, le cur qui est le siège de la conscience, de la réalité ultime et du fondement de lêtre, doù nous venons tous et que nous recherchons tous, quoiquindirectement.
Choisir lInde
Lidée la plus importante que je retirai de ma chance davoir rencontré le Swami était que de naître en Inde nétait pas suffisant. Bien que ce soit en soi une grande bénédiction du point de vue spirituel, cela nest pas suffisant. Vous devez aller au-delà du fait de la naissance, vous devez choisir lInde.
Mais pour choisir lInde, vous devez dabord connaître lInde. Est-ce facile dacquérir cette connaissance ? Oui et non : cest facile pour ce qui est autour de nous et en nous, mais difficile car cela requiert un véritable désir de le découvrir. Ce dernier nécessite de la bonne volonté, de la patience et de la persistance, qualités rarement répandues pour ce qui nest pas matériel. Après une profonde recherche à lintérieur de sa culture, nous réalisons que lInde est beaucoup plus quun territoire physique. Elle représente une vue du monde, une philosophie, une manière de vivre. Cest pour cette dernière que jaime lInde.
Quelle perspective lInde représente-t-elle ? Pour le comprendre, il serait opportun de revenir aux Vedas, les écritures les plus anciennes et les plus révérées de lInde. Comme lobserve Sri Aurobindo : Si nous voulons comprendre lesprit essentiel de la civilisation indienne, nous devons retourner à sa première période formatrice, à lépoque reculée du Veda et des Upanishads, à son héroïque temps-semence créateur. (Les Fondations de la Culture Indienne, 110).
Les quatre Vedas : Rig, Sama, Yajur et Atharva, sont très très anciens. Il y a eu dinnombrables débats sur lâge précis de ces textes, mais nous savons aujourdhui quils remontent à environ 3.000 ans avant Jésus-Christ. Cela fait quils sont vieux de 5.000 ans !(3) . Mais une majorité dIndiens nest pas réellement concernée par leur ancienneté. Nous croyons que ces textes remontent à des temps immémoriaux et quen réalité ils nont pas été écrits par des êtres humains. Ils ont plutôt été révélés aux esprits purifiés de nos anciens Rishis ou voyants. Ils sont ainsi considérés comme à la fois éternels et apaurushiya ou impersonnels. Mis à part les buddhistes et les jaïns, les Vedas sont acceptés par toutes les écoles de lHindouisme comme autorité spirituelle ultime. Selon beaucoup de chercheurs érudits, ce à quoi le Buddha et Mahavira se sont opposés nétait pas lesprit, mais la lettre des Vedas, spécialement ces parties ritualistes qui ont perdu leur signification originelle avec le temps. Comme le dit Swami Prabhuvananda : Lenseignement de Buddha ne contredit pas lesprit des Vedas mais est en totale harmonie avec lui; et la même chose est vraie de lenseignement de Mahavira, le fondateur du Jaïnisme . (LHéritage Spirituel de lInde, 18).
Nous pouvons étendre cette approche à lenseignement des gurus Sikhs, aux nombreux mystiques, sages et saints de lInde médiévale, et aux maîtres spirituels modernes comme Sri Ramakrishna et Ramana Maharshi.
Mais que sont les Vedas ? En gros, ils sont une collection de textes très compliqués et très divers. Ils consistent en quatre sections : le Samhita, le Brahmana, les Aranyakas et les Upanishads. Les Samhitas sont des collections de mantras ou dhymnes, que lon adresse habituellement à des déités spécifiques comme Mithra, Varuna, Indra, Agni, etc. Les Brahmanas sont relatifs à des activités plus mondaines comme les rites sacrificiels, les devoirs, les codes de conduite. Les Aranyakas ou livres de la forêt sont aussi remplis dindications concernant les rites, les cérémonies et les rituels. Ils ajoutent aux Brahmanas et les corrigent, allant au-delà de ces derniers en ce qui concerne les significations internes de telles observances. Enfin, les Upanishads, qui signifient sasseoir à côté, parlent de la connaissance spirituelle ou de la vérité sur lUltime Réalité.
Bien que les Vedas soient ainsi danciennes anthologies, hautement diversifiées et complexes, le mot Veda lui-même signifie connaissance ou gnose. Comme l'explique Swami Prabhavananda :
Le terme Vedas, utilisé par les orthodoxes, nindique pas seulement un large corps de textes composé en des temps indéfiniment reculés, et qui sont passés de générations en générations jusquà nos jours, mais dans un autre sens il nindique rien de moins que la Vérité Divine elle-même, la Vérité inexprimable dont les textes védiques ne sont par nécessité quune pâle réflexion. Vus sous ce second aspect, les Vedas sont infinis et éternels. (LHéritage Spirituel de lInde, 25).
Cest pourquoi, au sens subtil et ésotérique, les Vedas sont sans commencement ni fin. Le mot qui les désigne est sruti, ce qui est entendu ou appréhendé directement. En ce sens, les Veda ne peuvent en aucune manière être restreints à lensemble des textes auxquels ils se réfèrent. La Sruti ou Révélation Divine est un courant perpétuel. Elle est valable pour tous les peuples à toutes les époques. A quelque moment que choisisse la Divinité pour Se manifester directement dans la vie et lexpérience humaines, Ses paroles deviennent le Veda. Comme dit Swami Prabhuvananda : «Une vérité révélée est une expérience directe, et en tant que telle elle doit être de la même catégorie que les Vedas (Religion et Philosophie védiques, 8).
Cest pourquoi les Vedas résistent à toute saisie de signification. Ce sont en fait peut-être les seules écritures sacrées dans le monde qui affirment encore et encore que la Vérité est plus grande que les Vedas eux-mêmes. Comme le dit Swami Vivekananda : Il ny a que les Vedas qui déclarent que même létude des Vedas est secondaire. Létude réelle est celle par laquelle nous réalisons limmuable. (Cité dans Vedic Religion and Philosophy , 20).
Je souhaiterais choisir les quatre grandes Mahavakyas ou Grandes Paroles pour illustrer la grande Vérité supportée par lInde. Je choisis ces quatre affirmations parce que je crois que toute lhistoire ultérieure de nos efforts les confirme plutôt quelle ne les rejette. Ces Mahavakyas sont Tat Tvam Asi or Tu es Cela (Chandogya xi-xv); Aham Brahmasmi or Je suis Brahman (Brhadaranyaka, I.iv. 10); Prajnanam Brahma or La Pure Conscience est Brahman (Aitreya III.i.3); and Ayam Atma Brahma ou Cet Atman est Brahman (Brhadaranyaka II.5)(4)
Ces grandes phrases affirment lunité du Soi et de Dieu, ou de lAtman et de Brahman, ou du jiva et de Shiva. Il sensuit que le but de la vie est datteindre cette réalisation, non seulement intellectuellement, mais comme un fait de conscience. La vie humaine est faite pour atteindre la réalisation de soi. Cest lInde qui crie ce message au travers de ses nombreuses philosophies et traditions. Elle nous enseigne que nous sommes en réalité divins : Aham Brahmasmi. En même temps elle nous dit aussi : Tat tvam Asi : Tu es Cela.. Nous seulement nous sommes divins, mais il ny a rien en dehors de nous dans lunivers entier. Plus loin, que la pure Conscience est Brahman ou Prajnanam Brahma. De ce point de vue il ny a pas de je ou de tu , mais tout est pure conscience, Brahman. Il pénètre tout, est omnipotent. Il ny a pas despace pour la séparation ou la dualité. Lindividualité elle-même ne peut être vraie en fin de compte, mais elle apparaît seulement être vraie. Les quatre Mahavakyas affirment encore Ayam Atma Brahma or Ce Soi est Brahman. En dautres termes, aussi loin que nous soyons conscients, nous participons au Divin et sommes noyés en Lui. Aucune séparation nest possible. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, tout ce que nous sentons, tout ce que nous touchons, tout ce que nous goûtons, tout ce que nous percevons avec nos sens et avec notre intellect est complètement en relation avec nous, est une partie de notre être propre, de notre propre conscience. Aussi, nous ne sommes pas des étrangers en ce monde, nés au hasard, destinés à souffrir jusquà la mort, perdus dans des labyrinthes de malchance. Au lieu de cela, nous sommes une part et une parcelle de ce monde, nous lui appartenons et il nous appartient. LInde nous enseigne que le but de notre vie est de parvenir à une coexistence harmonieuse entre nous-mêmes, la société et la nature, parce quen fin de compte tout est relié et partage la même base dêtre.
Choisir lInde, librement et joyeusement, cest ce
que je voudrais le plus pour tous les jeunes hommes et jeunes
femmes qui lisent ce livre. Choisir lInde, en ce sens, est
plus important que dêtre né ici. Cest
une chose dhériter de quelque chose, et cen
est une autre de réclamer cet héritage du fait de
lexpérience. Choisir lInde ne signifie pas
que nous devions rester confinés à lintérieur
de ses frontières géopolitiques. Cela signifie plutôt
de vivre par ces valeurs et ces principes où que nous soyons.
Choisir lInde signifie choisir une vue particulière
du monde.
La Quête de lInde
Dans son dernier livre, La Signification de lInde , Raja Rao, le grand romancier indien de langue anglaise, dit : LInde nest pas un pays, (desa), cest une perspective (darsana)» (17)
Le mot darsana est important car cest le mot indien pour Philosophie ; il signifie : voir, expérience, vision, perspective, aperçu, et conception. Et quelle darsana lInde incarne-t-elle ? Cest lAbsolu, la conscience non-duelle, que lInde représente. Cest pourquoi, même sil ny avait pas dInde au sens physique, matériel, lInde existerait toujours en tant quidée. Cest en ce sens que lInde est unique. Comme le dit Raja Rao : LInde na pas dennemis. Elle na que des adversaires (53), et elle a le pouvoir de transformer la défaite en victoire (55). Ainsi, si je devais résumer la quête de lInde en une phrase, je dirais que cest la quête de lAbsolu, de Moksha, du Nirvana, de Mukti, de la Réalité Ultime, de Dieu, de Siva, du Parabrahman, du Kaivalya, dAllah, de Om, ou équivalent selon la tradition que lon suit.
Lunivers entier, sensible et non sensible, dans les voies infiniment riches et diverses qui sont les siennes, recherche aussi lAbsolu. Cela, je pense, est ce que le Buddha voulait dire quand il disait que lunivers entier était en feu. Pour citer encore Raja Rao : Il ne peut y avoir de monde sans dualité, pourtant il ne peut y avoir aucune paix dans la dualité. (85). La dualité est le malheur primordial. Cest pourquoi tout ce qui existe expérimente cette dukkha, qui est lessence même de la dualité. La dualité, la deux-ité, implique une séparation de la source. Tout ce qui a une individualité est ainsi séparé, borné à lego, vibhakt, et recherche la transcendance de soi - dans la dissolution ou dans lunion - (6) comme moyen de regagner son entièreté perdue.
Mais, si tout le monde et toute chose recherche la même Chose que ce que lInde recherche, quest-ce qui rend lInde différente ? Je pense que ce qui nous rend différents, même uniques, est que lInde na pas seulement recherché, mais quelle a trouvé lAbsolu.
Cest pourquoi lInde est lArya Bhumi1 de jadis, le Jagat Guru2 , ce qui indique lidéal le plus élevé auquel lesprit humain puisse aspirer. Il y a une croyance buddhiste prédominante selon laquelle si le monde doit être sauvé de la destruction, linspiration pour une transformation radicale en conscience doit venir de lInde3 .
Ce nest alors pas un hasard si ce fut vers lInde que se tourna le Dalaï Lama lorsque la lampe du Dhamma se trouva en danger dêtre éteinte par linvasion chinoise. En vérité, même les religions de rives étrangères ont trouvé ici le sol le plus approprié et le plus hospitalier pour leur épanouissement spirituel. Doù la présence en Inde du symbole de la véritable charité et de la véritable piété chrétiennes, Mère Teresa. LInde est la maison naturelle de tout Dharma, quil soit hindu, buddhiste, jaïn, parsi, chrétien, musulman, sikh ou bahai.
Lorsque lIslam défia lInde à partir du 11è siècle, lInde répondit en indianisant lIslam et en produisant les merveilleuses traditions spirituelles des Sufis. Elle répondit aussi en changeant lHindouisme, révélant lun après lautre de grands Bhaktas sur toute la longueur et toute la largeur du pays. Elle produisit Jnaneshwar, Allama Prabhu, Akka Mahadevi, Lal Ded, Narsi Mehta, Namdev, Tukaram, Tulsi, Kabir, Mira, Dadu, Raidas, Shakaradev, et beaucoup plus dhommes et de femmes pieux, qui donnèrent un coup de fouet au Dharma. A partir des 12ème et 13ème siècles, des marées de Bhakti balayèrent le pays lune après lautre, parvenant même jusquaux temps modernes, jusquà Sri Ramakrishna lui-même. Enfin, là où lIslam fut le plus oppressif et le plus intolérant, elle a produit une nouvelle religion, le Sikhisme, qui combinait des éléments des deux courants opposés.
Lorsque la modernité occidentale défia lInde, elle répondit encore une fois en affirmant la primauté du Dharma. Lors des 150 années écoulées, quelle galaxie de héros, de sages, de saints, et de savants avons-nous montrés au monde ! Rammohun Roy, Sri Ramakrishna, Swami Vivekananda, Sai Baba de Shirdi, Dayananda Saraswati, Rabindranath Tagore, Mahatma Gandhi, Ramana Maharshi, Sri Aurobindo, Swami Ramdas, Atmananda Guru, J. Krishnamurti, Anandamayi Ma, et, directement jusquà notre époque moderne, Pandurang Shastri Athavale, Satya Sai Baba, Yogi Ramsuratkumar, etc.. Je nen ai énuméré que quelques-uns; actuellement le nombre dhommes et de femmes réalisés sont légion en Inde. Chaque état, chaque district, chaque village en a un ou deux.
Toutes ces grandes âmes sont nées en Inde pour donner un coup de fouet au Dharma. Quest-ce que le Dharma ? Le Dharma est ce qui soutient, supporte, guide, nourrit, nous enseigne comment vivre - ce qui, selon lInde, est la clé à la fois du salut personnel et de lamélioration sociale. LInde représente ce Dharma, qui est sanatana ou éternel. Cest de ce profond puits du bien que lInde tire sa force en tant que culture et en tant que nation. Le Dharma est ainsi le principe dordre et de signification de nos vies, à la fois individuelles et collectives. Quoiquil y ait des raisons dêtre inquiets, voire alarmés en ces temps troublés, je pense que lesprit de lInde ne peut être aisément vaincu. Les semences du Dharma sont trop profondément intégrées dans sa psyché, sous la forme à la fois de sruti et de smriti, constamment renouvelées et pollenisées. Tôt ou tard elles porteront de nouveaux fruits sur de nouvelles branches.
LInde est la tapobhumi4 des rishis, mahatmas, bhaktas, pirs, fakirs, sannyasis et yogis. Leurs sacrifices et leurs réalisations ne seront pas vains. Quoiquil nous arrive en tant quentité politique ou économique, la vision et les idéaux représentés par lInde ne seront jamais perdus.
LInde est-elle réellement telle que je lai représentée ? Est-elle réellement un lieu sacré, béni depuis des temps immémoriaux ? Ou est-elle au mieux une fantaisie poétique ou au pire une fuite des sinistres réalités terrestres ? Lorsque, pour lInde, je revendique de la sorte, même quelques uns de mes proches amis se plaignent que je dépolitise les réalités contemporaines et que jencourage une mentalité de fuite.
Je voudrais réfuter cette accusation en affirmant que la notion dune Inde sacrée ne nie pas la réalité quotidienne de notre sinistre lutte pour survivre en tant que nation moderne. Ce serait à mon avis une grave erreur de voir lInde autrement, ou entièrement sacrée ou entièrement profane. En outre, procéder à une telle dichotomie de soi est étranger à ma culture et à ses traditions. Ici sacré et profane ne sont pas deux pôles opposés, mais sécoulent lun dans lautre dune manière qui les rend inséparables. Cest pourquoi croire dans le caractère sacré de lInde nest pas fermer les yeux à ses sinistres réalités matérielles. Cest plutôt acquérir une perspective correcte à partir de laquelle on peut comprendre et transformer ces réalités.
La tension que jai suggérée entre lInde-idée et lInde-réalité est présente dans le titre même de cet essai. Que qualifie ladjectif sacré ? A quoi nous référons-nous lorsque nous disons Inde Sacrée ? Disons nous quune partie ou une portion de lInde est sacrée et que cest à elle que nous nous référons ? Ou lêtre entier est-il considéré comme sacré ? Je ne souhaite pas résoudre cette question immédiatement parce que jaime plutôt lambiguïté. Ma tentative sera de comprendre dabord la partie sacrée et de voir ensuite ce qui reste dautre.
Quelle est alors la partie de lInde qui est sacrée ? Et pourquoi en est-il ainsi ? Si nous regardons la signification du mot lui-même, nous verrons quil renvoie au latin sacer, qui veut dire saint. Sacer vient de la même racine qui a donné sancire, duquel nous avons obtenu le mot consacrer . Consacrer nous donne des mots tels que saint, sanctuaire, sacrement, etc. Des mots apparentés importants comme sacrifice , mot composé qui signifie rendre saint et sacerdotal à partir du mot latin pour prêtre.
Ce que jessaie de suggérer cest que les choses deviennent saintes ou sacrées parce que nous les consacrons. Nous les dotons du sens du sacré. Cest ainsi que nous avons développé une géographie sacrée détaillée pour ce pays. Tout ce qui concerne lInde est sacré : ses fleuves, ses montagnes, ses nombreux lieux de pèlerinage. Le subcontinent entier est garni de ces centres de sainteté et de divinité.
Une telle consécration sest produite depuis des temps immémoriaux, répétée, augmentée, accrue par chaque génération. Que lInde soit sacrée ou non en elle-même, elle a toujours été considérée comme telle par une majorité de ses habitants. En fin de compte, le caractère sacré de lInde nest pas seulement sujet à raison, mais une telle croyance implique foi et expérience.
Vande Mataram
«Matrudevo bhava; pitrudevo bhava; acharyadevo bhava; atithidevo bhava - Traitez votre mère comme Dieu, traitez votre père comme Dieu, traitez votre guru comme Dieu, traitez votre invité comme Dieu dit lUpanishad (Taittiriya I.11). Notez que dans leur ordre dapparition dans linjonction, la mère précède le père. Plus haut dans la même Upanishad, la priorité de la mère sur le père est clairement établie : «Mata purvarupam; pitottrrupam; praja sandhih; prajanangam sandhanam - La mère est la forme première, le père est la forme postérieure, la descendance est la jonction et la procréation le moyen de la jonction. (I.3). Des milliers dannées plus tard, nous tendons toujours à vénérer la mère, pas seulement notre propre mère, mais la terre-mère et mère Inde. Doù Vande Mataram.
Par un jour de chaleur de lannée bengali 1176 (correspondant à lannée 1772), Mohendra Singha et sa femme Kalyani quittent leur demeure ancestrale pour marcher sur la grande route qui mène à Calcutta. Bien que Mohendra Singha soit un riche propriétaire, lui et sa famille meurent de faim. Une famine fait rage au Bengale. Partout hommes, femmes, enfants et bétail meurent de faim, les villageois appauvris ont recours au banditisme. Pourtant les collecteurs dimpôts du gouvernement sont implacables. A lévidence, lautorité britannique a réduit lInde à la mendicité.
Cest à ce moment apocalyptique que commence la fameuse nouvelle de Bankim Chandra Chattopadhyaya Anandmath (1882).
Mohendra, à la recherche de nourriture, est séparé de sa femme. Tous deux finissent par être sauvés par un groupe de sannyasis appelé les Enfants. Lorsque Mohendra est emmené dans leur cachette au sein des forêts profondes, Bhavananda, son guide, éclate en chanson :
Etonné, Mohendra souhaite savoir qui est cette mère. Bhavananda répond en chantant un autre vers :
Mohendra dit que ce qui vient dêtre décrit nest pas une mère mais le pays lui-même. Bhavananda répond : «Nous ne reconnaissons pas dautre Mère. Mère et Matrie5 est plus que le Ciel lui-même. Mohendra demande dentendre la chanson entière. (337-338).
Plus tard, le maître dAnandamath, abbaye de béatitude, Satyananda, emmène Mohendra dans une pièce en hauteur. On lui montre la statue de Jagaddhatri, la protectrice du monde, merveilleuse, parfaite, dotée de tous les ornements. Cest la déesse qui est assise sur les genoux de Vishnu, plus belle que Lakshmi et que Sarasvati, plus splendide dopulence et de suzeraineté. Cest limage de la Mère telle quelle était. En contraste, Satyananda montre une autre statue à Mohendra, enveloppée dobscurité, pleine de noir et de ténèbres . Cest la statue de Kali, dévêtue de tout, et donc nue. Satyananda explique : Le pays entier est aujourdhui un cimetière, aussi la Mère porte-t-elle un collier de crânes. Elle piétine son propre Dieu. Hélas, ma Mère ! Finalement, Satyananda montre à Mohendra une statue magnifiquement sculptée dune Déesse à dix bras faite dor, riant et brillante dans la lumière du premier matin. Satyananda explique que Cest la Mère comme elle sera. ... A sa droite Lakshmi en tant que Prospérité, à sa gauche la Parole, dispensatrice de savoir et de science, Kartikeya est avec elle qui représente Sa Force, et Ganesh le Succès. (344-355)
Ce que Bankim fait là est didentifier Mère Inde à Narayani elle-même, la compagne et lénergie de Vishnu6 , celui qui préserve le monde. Une telle déification du pays, comme nous le savons, devait inspirer des millions dIndiens pendant notre lutte pour la liberté. Vande Mataram, lhymne, fut banni, comme le fut Anandmath, la nouvelle dans laquelle il était apparu. Pourtant, le culte de Mère Inde ou Bharat Mata, une fois institué, devait demeurer. Au travers du spectre politique hindou, sans tenir compte des différences idéologiques, lidée du caractère sacré de la Matrie fut largement reconnu. Déjà, la légende du pays en tant que Déesse, quoique créditée du génie extraordinaire de Bankim, est en vérité basée sur des mythes et des légendes bien plus anciens.
Considérons lhistoire de Sati. Pourquoi se sacrifia-t-elle pour arrêter son père ? Le sacrifice de Daksha (Daksha yagna) doit être compris, même superficiellement. Le Daksha yagna était accompli pour gagner la maîtrise sur tous les trois mondes7 et faire de Daksha le suzerain des dieux et des hommes. Cette élévation de lego jusquà la divinité a toujours attiré le châtiment dans la mythologie indienne. Les histoires dHiranyakashypu ou de Ravana témoignent de cette règle de manière éloquente. Ceux qui croient que le corps est le Soi et qui désirent uniquement vivre pour la jouissance des sens sont considérés comme des Asuras. Daksha espérait ainsi sélever au-dessus de tous les autres par ce grand yagna. Il avait invité tous les autres dieux et déités mais avait délibérément fait affront à Siva. Dans un certain sens, le yagna avait pour but de ruiner Shiva, de le vaincre une fois pour toutes, même de le tuer. Parce que Siva représente la suprématie de la Pure Conscience sur la matière, sa présence même, qui est auspicieuse, ironiquement telle, considérant combien il semble laid et effrayant, indique le suprême détachement et lindifférence envers ce monde. Errant revêtu de peau et décorce, le corps recouvert de cendres, non peigné et débraillé, avec des serpents venimeux autour du cou, Siva était lantithèse même du gentleman bourgeois que Daksha se considérait être. Ainsi Daksha et Siva représentent deux principes opposés : le plaisir des sens contre le contrôle des sens, le consumérisme contre la subsistance, la matière contre lesprit, la jouissance contre le détachement, le pouvoir contre la vérité, lego contre le Soi. La réussite du yagna de Daksha aurait signifié le triomphe dune certaine idéologie, la victoire de lobscurité sur la lumière, du mal sur le bien, du mensonge sur la vérité. Pour sauver son époux, pour sauver la vérité, pour sauver la renonciation, pour sauver tout ce qui était auspicieux, Sati, qui signifie la véridique, sauta dans le feu et mit ainsi fin aux plans diaboliques de son père. Siva, furieux de la mort horrible de son épouse bien-aimée, crée un monstre, Virabhadra, qui, avec ses ganas, dévaste Daksha et son monde.
Mais le sacrifice de Sati et la déconfiture de Daksha ne sont que la première partie de lhistoire. Maintenant inconsolable de la mort de son épouse, Siva commence à errer dans le monde en portant son cadavre sur le dos. Les dieux sont alarmés. Ils envoient Vishnu pour stopper cette macabre affliction qui plonge la totalité de la création dans lobscurité et les ténèbres. Vishnu, suivant Siva, commence à démembrer le corps de Sati, partie par partie. Où que tombe une partie, cela devient un lieu de pèlerinage, un Shaktipitham. Il y a 51 pithams de la sorte, dispersés sur tout le subcontinent. Ces châsses peuvent être trouvées en des lieux éloignés comme le Ladhak (Sriparvat dédié à Sri Sundari), le Kashmir (Amarnath dédié à Mahamaya), le Nepal (Uchhait dédié à Uma), le Punjab (Jalandhar dédié à Tripuramalani), le Gujarat (Prabhas dédié à Chandrabhaga), le Tamil Nadu (Kannyakumari dédié à Sharvani), lAssam (Kamakhya dédié à Kamakhya), Shillong (Jayantia dédié à Jayanti), le Tibet (Manasa dédié à Dakshayani), Karachi (Hingula dédié à Bhairavi), le Bangladesh (Sugandha dédié à Sunanda), etc.
Lorsque le dévot visite tous ces lieux, que ce soit physiquement ou mentalement, il se souvient de la Déesse8 . Mais en faisant cela, ce qui est aussi constitué est limage de Mère Inde, la déesse que Bankim consacra. Ainsi nos mythes et nos croyances aident à former la géographie sacrée de notre pays. Que les possessions politiques de lInde saccordent ou non parfaitement avec cette géographie sacrée, elles linvoquent, quon le veuille ou non. Le sacré et le profane sont ainsi cartographiés lun sur lautre.
LInde puranique est remplie de tels groupes pan-indiens
de lieux sacrés. Les quatre demeures sacrées de
Vishnu ou les char dhams sont ainsi situés au Nord (Badrinath),
à lEst (Puri), au Sud (Rameshwaram), et à
lOuest (Dwarka). De la même manière, les cinq
Kashi sont distribuées au Nord et au Sud; les sept villes
ou puri sacrées qui accordent le salut sont disséminées
en Uttar Pradesh, au Bihar, au Madhaya Pradesh, au Gujarat, au
Maharashtra, en Andhra Pradesh, et au Tamil Nadu. Pareillement,
on trouve les lieux sacrés buddhistes, jaïns, musulmans
et chrétiens dans tout le pays. Le circuit Chistiya Sufi
par exemple, vous emmènerait du Penjab à Gulbarga
et comprendrait Kalihan, Delhi, Nagore, Ajmer, et Hyderabad. Un
circuit différent vous emmènerait de lOuest
à lEst, du Pakistan au Bangladesh, en passant par
les grandes plaines du nord et de lInde centrale. Un pèlerinage
sikh ninclurait pas seulement des temples au Penjab est
et ouest, mais ceux de Delhi, Patna, et Nanded au Maharashtra.
Les milliers de temples, mosquées, gurdwaras, églises,
dargas et tirthas dispersés sur toute la longueur et toute
la largeur de lInde aident ainsi à fabriquer son
corps spirituel, donnant au caractère sacré de lInde
une texture, un modèle, une cohérence et une unité.
Polysémie Divine
Il y a pas mal dannées, alors que je terminais un exposé pour mon Doctorat en Philosophie sur Le Mysticisme dans la poésie anglaise indienne , mon professeur, le feu Professeur Girdhari Lal Tikku, menseigna une leçon importante sur la nature de lexpérience spirituelle. Javais fini décrire tous mes chapitres, seule restait la conclusion. Monsieur, y a-t-il quelque chose que jai omis ? Y a-t-il quelque chose qui doive être spécialement mis en relief ? Je pourrais le mettre dans la conclusion , dis-je au Professeur Tikku. Il avait bien entendu regardé mon écrit attentivement, mais il marqua un temps avant de répondre. Il dit enfin : Vous devez mettre en relief la multiplicité, la pluralité de lexpérience mystique. Vous pouvez conclure que nul ne peut y mettre un terme ou affirmer quun seul chemin est le bon.
Je pris à cur ce conseil de valeur. En vérité, lorsque jexaminais attentivement la diversité des images et des idées de la poésie mystique que jétudiais, je trouvai que le dernier mot ne peut jamais être dit sur le sujet (214) :
On ne peut mettre aucune limitation à lexpression mystique. La diversité même de la vie y résonne.. Le mysticisme, à la différence de la théologie, est démocratique, se prêtant à diverses approches et voies dexpression. Aucune interprétation unique ne peut y être imposée. Le mysticisme nest pas logo-centrique ; il nest pas rigide ou monolithique. Aucune autorité unique ny tyrannise. Le mystique nous dit constamment dexpérimenter la Réalité pour nous-mêmes parce que la Vérité ne peut être reçue de seconde main mais doit être réalisée par chacun pour lui-même ou elle-même. (221)
Des années plus tard, alors que jécrivais Décolonisation et Développement : Hind Svaraj révisé , je tentais dappliquer cela à la vérité de lInde : Pour moi, lInde offre une culture de possibilités plurielles, mais aussi une culture dune certaine force (69) et il ny a pas de vérité unique à propos de lInde. Il y a plusieurs vérités concurrentes. (70) Pourtant, comme jai essayé de le montrer au travers de cet essai, ces vérités ont une orientation générale, une direction vers laquelle elles pointent, et cette direction est spirituelle.
Lidée de pluralité de vérité est aussi vieille que les Vedas. Par exemple : Ils le nomment Indra, Mitra, Varuna, Agni, et il est loiseau céleste qui vole. Les sages parlent de ce qui est Un de beaucoup de manières, ils lappellent Agni, Yama, Matarisvan» (Rg. I.164.46)
Cette pluralité, cette ouverture, cet affranchissement de la peur caractérise lhistoire entière de la pensée indienne. Lhymne fameux de la Création, le Nasadiya du Rg Veda illustre cela magnifiquement :
Doù cette création est apparue - peut-être sest-elle formée elle-même, ou peut-être pas - celui qui la regarde du plus haut des cieux, lui seul sait - ou peut-être ne sait-il pas. (Rg Veda 10.121)
Cet hymne, qui nous a laissés perplexes et nous a défiés pendant des milliers dannées, est, selon OFlaherty, destiné à intriguer et à défier, à soulever des questions sans réponse, à empiler des paradoxes. (25). Mais, sûrement, soulever des questions sans réponses a un but plus profond, plus significatif. Une telle question nous entraîne vers un royaume qui transcende notre compréhension et notre mental limités, pointant vers des vérités au-delà de notre compétence normale, que nous ne pouvons quentrevoir de temps en temps. Ce qui est plus important, cest quelles suggèrent que jusquà ce que notre compréhension soit parfaite, nous devons continuer de rechercher, de nous aventurer, et ce qui est plus, de tolérer, dapprécier, et daccepter des opinions différentes des nôtres.
Il me semble que cest lInde qui a résolu le problème de lUn-Multiple de manière plus créative et avec plus de succès que toute autre civilisation. Ailleurs, un Dieu monothéiste a évincé la pluralité païenne du panthéisme; mais, lorsque le Dieu fait taire les dieux, les anges, les saints, et dautres intercesseurs y viennent en foule. Il y eut un sort plus triste cependant pour les déesses et le matriarcat primitifs qui furent chassés de la Kaaba. Lorsque la pierre sacrée fut nettoyée du polythéisme et du matriarcat, bien que quelque chose fut gagné du fait de la clarté et de la pureté, beaucoup fut sûrement aussi perdu. En Inde, bien que les déesses soient incorporées dans le panthéon patriarcal en tant quépouses des dieux, elles ne perdent pas totalement leur indépendance. Dans liconographie populaire, les déesses les plus populaires, Lakshmi, Sarasvati, et Durga sont représentées sans leurs époux. Et qui plus est, les Shaktas1 accordent encore la primauté à lEternel Féminin comme créatrice de lunivers. En conséquence, toute femme est regardée comme une incarnation de cette énergie primordiale. Pour nous en Inde, la maternité de Dieu est aussi acceptable que la paternité de Dieu.
Un-Multiple, Soi-Dieu, Mâle-Femelle, tous sont en définitive des versions du même problème. Cest le problème de la dualité contre la non-dualité. Diverses écoles de pensée ont tenté de résoudre ce problème, chacun à sa propre manière. Toutes ces approches et définitions sont valables, aucune version ne surpassant toutes les autres. En Inde nous navons aucune difficulté à comprendre que la Vérité a plusieurs niveaux ; ce qui est vrai à un niveau peut ne pas lêtre à un autre. La Réalité Ultime peut être non duelle, mais elle est perçue comme duelle. Cest pourquoi elle est à la fois duelle et non-duelle, dune autre perspective elle nest ni duelle ni non-duelle. La première approche conduit à lidée de purnata ou plénitude dans le Vedanta, la seconde à sunyata ou vide dans le Buddhisme. A. L. Basham dans La Merveille que fut lInde appelle cela le double standard de la vérité. Basham avance que le Brahman de Shankara nétait pas réellement différent du Vide ou Nirvana du Buddhisme Mahayana, fait bien reconnu par les opposants de Shankara qui lappelaient un crypto-bouddhiste. (328).2 Tout en appréciant les vues de Basham, jobjecterai pourtant sur lutilisation de la phrase «double standard,» qui, comme nous le savons tous, a de véritables connotations négatives en langue anglaise. Le fait est que les Indiens nont pas de doubles standards pour la Vérité, mais de multiples standards. Ces standards multiples produisent un paysage spirituel riche et varié, avec de nombreuses voies et de nombreuses options.
Jai insisté vigoureusement sur la pluralité
parce que sans elle toute quête du sacré devient
bornée, dogmatique, sectaire et en fin de compte vouée
à léchec. Lautorité en matière
spirituelle peut être suicidaire, détruisant à
la fois le Guru et le disciple. La fossilisation, lhypostasation
et lossification de la vérité mènent
à une violence et à une bigoterie inouïes.
Cest dans la nature des religions et des églises
organisées de faire taire la libre pensée et la
libre exploration, sinon leur contrôle sur leur troupeau
est affaibli. Cest pourquoi, pour que la science moderne
puisse sélever, lhégémonie de
lEglise doit être brisée. Cest une grande
tragédie historique que la spiritualité dans les
traditions judéo-chrétiennes ait toujours été
soumise aux dogmes. Le Siècle des Lumières a libéré
lEurope de létranglement de la superstition
et de la croyance aveugle, mais a imposé à la place
la tyrannie de la raison profane. En détruisant la prédominance
de la religion, la force du sacré fut aussi perdue. Le
monde qui en a résulté fut, spirituellement, une
tristesse, bien plus appauvrie, doù lOccident
cherche encore et toujours un chemin de sortie.
Ce nest pas une surprise que la peur terrible du sacré
persiste dans le mental de la modernité. Le sacré
est immédiatement perçu ou comme lirrationnel,
aspirant le fidèle dans un vortex de chaos atavique et
épouvantable, ou comme le dogmatique, lintolérance,
le rigide et loppressif. Ses attirances sont puissantes,
mais ses dangers sont terribles. Cest pourquoi lesprit
moderne se dérobe devant le sacré, tout à
fait incapable de manière congénitale den
apprécier la grâce, la beauté et la diversité.
Aussi ne suis-je pas surpris que les gens reculent lorsque je
dis que je suis une personne religieuse ou que je considère
lInde comme un pays religieux.. Cela est immédiatement
traduit dans le sens que je suis un hindou intégriste et
que je veux que lInde devienne un pays hindou. Pour moi,
rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité.
Seul un esprit véritablement religieux est capable de parer
aux conflits mortels qui nous empestent, seul un esprit vraiment
religieux est capable doffrir une réponse salutaire
et holistique à la haine et à la peur que produit
lintolérance religieuse.
Ironiquement, le sécularisme moderne est souvent lui-même aussi intolérant que lintégrisme religieux. Il est incapable daborder, encore moins de résoudre, les problèmes de notre temps. En imposant lhégémonie incontestée de létat religieux, la foi des gens est étouffée. Cela aussi, comme on la vu dans lancienne Union Soviétique, ne mène quà une angoisse et à un mécontentement énormes. Pourquoi devrions-nous nous haïr au point de nous faire vivre cela ? Pourquoi devrions-nous désirer ardemment la sécurité au point de nous rendre esclaves dune idéologie ou dune croyance ? Seul un peuple profondément craintif, plein de la conscience de son état de pécheur, voudrait ainsi se torturer. Intégrisme religieux et intégrisme laïc se reflètent lun lautre. Tous deux sont fascistes et totalitaires. Un libéralisme véritable sétend dans les deux domaines, niant toute dichotomie entre eux.
Ainsi lInde Sacrée est-elle un territoire largement
ouvert rempli despace pour le profane, et même pour
lirréligieux. Cest un espace pluriel, plein
de possibilités et de potentialités. Dun tel
espace ont émergé sans arrêt de nouvelles
notions du spirituel. Un exemple important est celui de J. Krishnamurti.
Niant le besoin de Gurus ou dautorité spirituelle,
niant la primauté des traditions mais affirmant limmédiateté
de la conscience, Krishnamurti a tenté de donner une nouvelle
signification au sens religieux. Tout ce que vous avez à
faire est de regarder, avait-il lhabitude de dire. Et pour
regarder vous navez besoin daucun intermédiaire.
Vous devez le faire vous-même.
On doit nier la Gita, la Bible, le guru, tout. On
doit nier totalement toutes les constructions que la pensée
a mises ensemble, effacer et dire : Je ne sais
pas, je ne sais rien. On doit dire : Je
ne dirai rien, je ne sais rien. Je ne
répéterai pas une chose que quelquun dautre
a dite. Alors vous commencez. (Tradition and Revolution
64)3
Pour reformuler cette position, seule la sruti ou la révélation directe est importante, la smriti ou autorité est un obstacle. Néanmoins, la vie ordinaire a besoin des deux, tout comme nous avons besoin de la perception directe et de la mémoire pour survivre sur le plan du monde. Ce qui est requis nest pas tant un rejet de la smriti que son renouvellement et son réalignement constant. Ce nest que lorsque la smriti est soumise à la sruti que nous pouvons avoir une société en bonne santé. Du fait que la smriti est faite par lhomme, elle ne peut quelquefois être renouvelée quen étant brisée et déconstruite. A cette fin, tous les modernistes et iconoclastes, y compris Krishnamurti, ont un rôle important à jouer. Mais dans le processus, ils offrent encore une autre version de la smriti, une autorité anti-autoritaire, si vous voulez. Le courant perpétuel de la tradition est ainsi renouvelé par ceux qui laffirment aussi bien que par ceux qui le nient.
Je voudrais terminer cette partie avec les sages paroles de Sri Ramakrishna, la source du réveil spirituel de lInde. Il insistait constamment sur le fait quil y a plusieurs voies qui mènent au Divin :
Les différentes croyances ne sont que différents chemins pour atteindre lunique Dieu. Multiples sont les voies qui mènent au temple de Mère Kali à Kalighat à Calcutta. De la même manière multiples sont les voies que prennent les hommes vers la maison du Seigneur. Chaque religion nest quune de ces voies.
Ou:
Vous pouvez monter sur le toit dune maison au moyen dune échelle, dun bambou, dun escalier ou dune corde, de même aussi, diverses sont les voies pour approcher Dieu, et chaque religion du monde montre une des voies.
Et encore :
Tout homme devrait suivre sa propre religion. Un chrétien devrait suivre le christianisme, un mahométan lislam. Pour lhindu, la voie ancienne, la voie des Rishis Aryens, est la meilleure. 4 (Sayings of Sri Ramakrishna 132-135) 13
Manifestement, cest ce qui fut prêché encore
et encore par Mahatma Gandhi lui-même. Lidée
de sarva dharma samabhava ou du respect égal envers toutes
les religions revient au même, comme aussi le slogan Svadhyayi :
sarva dharma sveekar, qui porte lidée plus loin.
La Simplicité de la Grâce
Âgé de seulement seize ans, cétait un étudiant agité, mécontent, qui voyageait seul dans le Tamil Nadu. Il était allé à Vellore et à Gingi, et, pour une raison ou une autre, se trouvait maintenant à Tiruvannamalai. Il avait lu quelque chose à propos dun temple fameux qui se trouvait là, et il voulait maintenant le voir.
Son esprit était aiguisé et dépouillé comme un couteau dégainé; il navait aucun système de croyance pour le soutenir, seulement une plaie au cur et une faim de comprendre la vie. Rien dautre. Dune manière irrévérencieuse, il fuma une cigarette avant dentrer dans limmense temple.
La cour était recouverte de sadhus, de saints hommes, de mendiants, de gueux, et de toutes sortes dhommes à lallure étrange. Certains avaient de longues barbes et des cheveux emmêlés qui leur tombaient jusquaux genoux. Ils étaient assis en silence, sans tendre les mains ni faire laumône. Son esprit flottait ; il se sentit apeuré. Etait-il en proie à lhallucination ? Etait-ce une punition parce quil était mauvais ?
Quelquun murmura à son oreille : Allez au Ramanashramam. Le ton était insistant. Quoiquil neût guère de temps, il pensa : Que diable, pourquoi pas ?
Cétait le soir. En entrant dans lashram, il se surprit à regarder droit vers la colline, très brune, pas trop grande, les côtés doucement inclinés.
Soudain, un homme lattrapa par la manche :
- Regardez , murmura-t-il instamment.
Dérouté, il demanda :
- Où ?
- Cela, répliqua l'homme, en montrant la montagne.
- Mais pourquoi ?
-Vous ne savez pas ? Elle est sacrée. Ne parlez pas, regardez seulement. regardez !
- Mais... je ne crois pas dans ces choses-là. Je ne
crois même pas en Dieu, laissa-t-il échapper.
L'homme devint pâle. Il était en colère.
- Alors pourquoi venez-vous ici ? Pour vous moquer de nous ?
- Pardon.., se défendit le garçon, simplement je ne crois ni ne crois pas. Simplement, je ne sais pas !
Entre-temps, quelque chose d'extraordinaire arrivait. Le garçon, qui pendant tout ce temps avait regardé la colline dans la faible lumière, vit les voix autour de lui s'évanouir. Il se trouva complètement éveillé; Il pouvait voir la colline et rien d'autre. Tout proche de lui, se dirigeant presque vers lui, elle aviat totalement fixé son attention. Son mental était captivé. Les pensées sauvages qui tournaient dans sa tête se taisaient. Il se sentit alerte, tranquille, calme.
On dit plus tard au garçon daller dans le temple. Il y alla moins à contrecoeur. Là, un immense portrait du Maharshi le regarda alors quil sasseyait sur le sol froid et carrelé. Le Maharshi était allongé sur un divan couvert dune peau de tigre. Le portrait était maintenant sur le même divan où était assis le sage. Les yeux du Maître le regardèrent avec la plus grande compassion presque mêlée dun léger amusement. La pièce était absolument silencieuse. Le garçon se sentit reposé; son cerveau fiévreux dadolescent navait jamais ressenti un tel calme.
A côté se trouvait le samadhi du sage, où ses restes mortels reposaient sous vingt pieds de profondeur, avec un linga orné dune fleur au sommet. Les gens allaient autour du samadhi avec une grande dévotion. Ils revenaient, sinclinaient sur le côté devant le linga, se tamponnaient un peu de vibhuti ou de kumkum sur le front, et partaient calmement.
Le garçon était hésitant, ne sachant quoi faire. Juste à ce moment quelquun dit : hé, entrez et mangez. Cest lheure du souper. Il fut introduit dans le réfectoire. Sasseyant sur le sol, il mangea le riz fumant et les légumes cuits avec un grand plaisir, directement sur lassiette de feuilles. Il y avait plusieurs occidentaux dans la pièce. Il les regarda, maladroits de leurs doigts, sen sortant à peine avec leur repas à demi solide.
Il remarqua particulièrement une belle américaine au regard intensément distrait. Etait-elle dans une sorte de transe ? Il voulut lui parler, lui demander : Lavez-vous trouvé ? Avez-vous obtenu ce que vous êtes venu chercher à partir de lautre côté de la terre ? . Son absorption semblait toutefois trop sombre.
Alors quil mettait ses chaussures, il eut sa chance. Il demanda à lhomme aimable en dhoti :
- Monsieur, pensez-vous que cette femme, là, a trouvé lillumination ?
Surpris, lhomme tourna son regard vers lui. Puis il rit et sécria :
- Bêtises ! Croyez-vous, jeune homme, que ce soit si simple ?
- Oh, je ne sais pas...
Lhomme plus âgé avait dans ses yeux un regard lointain :
- Cest un voyage très, très difficile. Lego doit être complètement ôté. Ce nest pas seulement avoir de temps en temps une belle expérience ou de sembler beat....
Il semblait se rappeler quelque chose. Il demanda :
- Avez-vous fait un don ? Non ? Alors achetez au moins quelques livres.
- Mais je nai rien demandé. Pas même à manger. Quelquun ma encouragé à entrer et à manger...
Lhomme sourit piteusement au garçon et dit :
- Allez, cest O.K., vous êtes étudiant.
Le Guru vous attire toujours à Lui, vous tient par la main, vous prend jusquà lUltime Réalité, vous montre la Vérité, juste là en face de vous - tapie et solide, comme une belle colline arrondie - et dit : «Là ! Ne cherche pas plus loin. Reste ici, libéré de toutes inquiétudes. Alors, après avoir étanché votre mental desséché par sa soif millénaire, il vous conduit au réfectoire et dit : Asseois-toi ici et emplis ton cur du riz et du dal de léternité. Vous riez, vous relaxant pour la première fois dans vos nombreuses vies. Cest si simple et si drôle, le Jeu Divin.
Vous Lui appartenez maintenant pour la vie. Aucun don que vous puissiez faire ne peut compenser votre dette. La dette envers le Guru ne peut être remboursée quen libérant quelquun dautre.
Quelque part, votre Guru vous attend, vous suivant dans lombre,
comme un tigre guettant sa proie. Vous pensez que vous êtes
à sa recherche, mais en vérité il a veillé
sur vous et vous a suivi de vie en vie.
Le Sacré et le Profane
Lidée que la civilisation indienne est avant tout spirituelle a été répétée si souvent et par des personnalités si éminentes quelle est devenue un cliché usé. Un porteur important dune telle idée fut Sri Aurobindo lui-même. Dans Les Fondements de la Culture Indienne à peu près chaque chapitre et chaque partie souligne la nature spirituelle du tempérament indien. Je donnerai juste deux citations tirées de la première partie : LInde est-elle civilisée ? :
La conception centrale de lInde est celle de lEternel, de lEsprit contenu ici dans la matière, présent et immanent en elle et évoluant sur le plan matériel par la renaissance de lindividu vers le haut sur léchelle de lêtre jusquà ce que dans lhomme mental il pénètre dans le monde des idées et dans le royaume de la moralité consciente, du dharma. (2)
Et :
Cest la formule dune civilisation spiritualisée luttant par la perfection mais aussi par le dépassement du mental, de la vie et du corps vers une haute culture de lâme. (14)
En contraste, la civilisation européenne moderne est
devenue matérielle, prédatrice, agressive... Le
confort matériel, le progrès matériel, lefficacité
matérielle sont devenues les dieux de son culte
(4). LEurope et lInde ont bien entendu changé
et évolué au cours des siècles, mais Pourtant
la différenciation de tempérament culturel est demeurée
constante en tout. (4). Cela signifie que ce dont
nous avons été témoins en Inde et ce que
nous avons subi au cours des 150 dernières années
ou plus est un conflit continu de civilisations, ce que Sri Aurobindo
nomme une dispute culturelle compliquée dune
question (6) Quel sera le résultat de
cette dispute ? Selon les paroles de Sri Aurobindo Ou
lInde sera rationalisée et industrialisée
en dehors de toute reconnaissance, ou sinon elle sera le leader
dans une nouvelle phase du monde ... et spiritualisera la race
humaine. (11).1
Les deux possibilités sont ouvertes et visibles lorsque
nous regardons notre monde aujourdhui. En vérité
une partie dentre nous est en train de mourir, modernisée
et irréparablement occidentalisée. Pourtant, nous
voyons aussi non simplement la persistance et la réassertion
de la spiritualité indiennes, mais son épanchement
partout dans le monde, particulièrement dans le monde occidental.
Un excellent exemple de cela est la globalisation du Buddhisme
Mahayana, principalement en raison de la personnalité charismatique
et pleine de compassion du Dalaï-Lama. Loppression
des Tibétains, la perte de leur patrie, lexil de
Sa Sainteté, tous ces événements, quoique
tragiques et douloureux, ont aussi entraîné quelque
bien. Non seulement le Dharma a-t-il été sauvé
et renouvelé, mais il sest répandu par les
continents après avoir été confiné
à des frontières géographiques très
étroites au cours des quelques siècles derniers.
De la même manière, même depuis que Swami Vivekananda
est allé en Amérique et en Angleterre il y a juste
un peu plus de 100 ans, il y a eu une demande ferme et croissante
en occident pour la pensée hindoue. Selon Sri Aurobindo,
lhumanité se dirige en effet vers une culture
mondiale unifiée , mais ceci ne peut être
le genre de culture qui domine le monde à présent :
Mais la culture purement intellectuelle ou lourdement
matérielle du genre de celle que lEurope favorise
actuellement porte en son sein la semence de la mort; car le but
vivant de la culture est la réalisation sur terre du royaume
des cieux. (5).
Lécrit de Sri Aurobindo est empreint dune clarté visionnaire. Il est difficile de résister à la logique de ses arguments. La plupart des Indiens modernes se sentent extrêmement mal à laise avec lidée quen vérité nous sommes un peuple spirituel. Dans un livre récent sur la philosophie indienne, le Professeur Daya Krishna nous invite à réexaminer certains mythes populaires au sujet de lInde, parmi lesquels surtout le lieu-commun que la philosophie indienne est spirituelle. En effet, Daya Krishna lappelle l une des idées universellement acceptées qui sont traitées comme des faits indubitables mais qui ne sont que des mythes . (4). Mais, à plus proche examen, ce que (D.) Krishna prouve nest pas que la philosophie indienne nest pas spirituelle, mais quelle nest pas seulement spirituelle. (4). Qui voudrait maintenant chercher querelle à cela ? Aucune philosophie ou vue du monde nest en mesure dêtre seulement spirituelle. Aussi la véritable question se situe-t-elle sur le plan de la relation entre les deux.
(D.) Krishna prétend que, ontologiquement, la philosophie Indienne reconnaît à la fois la réalité de lesprit et celle de la matière :
Cest certainement vrai que la plupart des écoles de philosophie indienne reconnaît la réalité ultime de lesprit sous une forme ou sous une autre. Mais ainsi reconnaissent-elles aussi la réalité ultime de la matière sous une forme ou sous une autre.» (4)
Nous avons déjà vu à partir de la discussion sur les Mahavakyas de quelle manière esprit et matière sont ultimément un et le même. Ce qui importe alors est ce qui est considéré comme étant supérieur . De nouveau, Krishna concède : cest certainement vrai que la pensée Indienne a tenu le salut spirituel comme le but le plus élevé de leffort individuel. (6). Ce qui nous rend différents, alors, cest que nous considérons lesprit comme une réalité supérieure et la matière comme linférieure2 . Encore, comme le dit Sri Aurobindo : La tendance du mental normal occidental est de vivre du bas vers le haut et de lextérieur vers lintérieur. ... Le but constant de lInde a été, au contraire, de trouver une base de vie dans la plus haute vérité et de vivre vers lextérieur à partir de lesprit intérieur, de dépasser les voies présentes du mental, de la vie et du corps.... (Fondements de la Culture Indienne 20).
Être spirituel nest pas alors nier le corps ou le mental, mais daffirmer, non, dexpérimenter, quil y a une réalité plus haute que ces deux et que nous sommes cette réalité supérieure. La civilisation moderne considère lexistence corporelle comme la seule vérité, tout ce qui est au-delà du corps est considéré comme non réel, purement spéculatif. En Inde, nous croyons que cest pour réaliser cette réalité supérieure - appelez la lAtman ou le Paramatman, le Soi ou Dieu, que toute la création existe. Sri Aurobindo lexplique très bien :
Matière, mental, vie, raison, forme, ne sont que des pouvoirs de lesprit et ont quelque valeur non en eux mêmes, mais à cause de lEsprit en eux, atmartham; ils existent pour lamour du Soi, dit lUpanishad, et ceci est assurément lattitude indienne envers ces choses. (Fondements de la Culture Indienne 97)
Cest pourquoi, dun point de vue indien, les efforts actuels pour prolonger la vie au moyen de transplantations dorganes, de manipulation génétique, de cloning, etc... ne peuvent être de grande importance. Quelle raison y a-t-il de vivre pendant un millier dannées si ces années sont vécues dans lignorance et à la poursuite du plaisir des sens ? Les corps nest important quaussi loin quil nous aide à atteindre la connaissance et lillumination; le voir comme la seule réalité serait asurique, démoniaque.
Comme le fait ressortir Ananda Coomaraswamy de manière si persuasive, cette hiérarchie est présente même dans notre idée de politique et de gouvernement. Le Sacerdotal lemporte toujours sur le Regnum, le prêtre sur le roi, la vérité sur le pouvoir. Ainsi lautorité spirituelle est-elle plus haute que le pouvoir temporel, et plus encore, ce nest que dans leur union véritable et bénie que réside le bonheur :
La paix, la prospérité et la plénitude de la vie dans tous les sens des termes, sont le fruit du mariage du Pouvoir Temporel et de lAutorité Spirituelle, tout comme elles doivent lêtre du mariage de la femme et de l homme à nimporte quel niveau de référence que ce soit. ... Les besoins de lâme et du corps doivent être satisfaits ensemble. (Autorité spirituelle et pouvoir temporel, 22)
Lentière relation entre le spirituel et le matériel, entre le Soi et le corps, entre le nirvana et le samsara est donc celle dune mutualité hiérarchique.
LInde ne nie pas le physique, le matériel, le profane, mais elle nous invite à linclure et à le surpasser. Un bonheur véritable et durable peut être trouvé dans lintégration de tous les niveaux de notre être et de notre conscience. Par ses refus et ses dichotomies, la civilisation occidentale moderne semble promettre à la fois un plaisir sans limite et une connaissance illimitée, un accomplissement à la fois physique et intellectuel. En fait, elle échoue dans sa délivrance de lun et de lautre. Sans harmoniser le corps et lesprit, même le corps se détériore, décline et meurt. Sans austérité venant de la conscience, même les sens deviennent émoussés et infirmes. La quête pour de nouveaux et plus de plaisirs excitants pervertit le mental. Ne trouvant de satisfaction durable ni dans les distractions physiques ni dans les distractions mentales, les gens, désespérés, recherchent une fuite momentanée de cette stérilité intérieure dans lalcool et les drogues. Il y a une tristesse inouïe au cur dune telle société, étouffée par une surabondance de conforts matériels mais souffrant dune privation spirituelle terrible.
Changer lInde
Jaime lInde et je suis si heureux dêtre indien, de vivre dans ce pays béni, de respirer son air, de boire ses eaux, et de jouir des fruits de son sol. Je suis reconnaissant dexpérimenter un sens de plénitude dans ma vie quotidienne, davoir plus quassez à manger, de pouvoir mhabiller correctement, davoir un logement décent pour vivre, de pouvoir voyager, acheter des livres, avoir une voiture, avoir des serviteurs pour veiller à mes besoins , davoir un degré raisonnable de contrôle sur mon temps, davoir un travail que jaime, de navoir pas à travailler si dur pour une vie où je ne puisse penser à autre chose quà ma survie au jour le jour, davoir les moyens de veiller sur ma famille, denvoyer ma fille dans une bonne école, de pouvoir lui procurer tout ce qui est nécessaire à sa croissance et à son bien-être, en résumer davoir ces choses qui sont considérées comme nécessaires à une vie confortable.
Même ainsi, jai vivement conscience de ces millions et millions, 300 millions et quelques, en fait, qui ne sont pas seulement encore plus pauvres que moi, mais qui sont si gravement à lécart quils manquent non seulement de la plupart des choses que je considère comme accordées y compris une nourriture, des vêtements et un abri adéquats, mais qui sont si pauvres quils obtiennent à peine un repas convenable par jour, qui doivent faire des kilomètres pour obtenir un pot deau potable, qui ont difficilement des vêtements sur le dos, qui nont aucun soin sanitaire, aucun système sanitaire, aucun abri convenable dont on puisse parler, qui sont parmi les plus pauvres parmi les pauvres de cette terre. Beaucoup de ces pauvres et de ces gens dépossédés sont des tribaux, les habitants originels de ce pays dont je chéris tant la citoyenneté. Ces pauvres gens se sont vus prendre leurs terres et leurs habitations au cours des siècles, les rendant les plus dépourvus et les plus sous-privilégiés de nos compatriotes. Il y a ensuite des millions et des millions de laboureurs sans terre, de migrants qui voyagent de place en place à la recherche dun travail et dun gagne-pain. Ces gens nont pas de demeure fixe, aucune adresse, aucune sécurité, et vivent en marge de la société, gagnant péniblement une vie qui est littéralement au jour le jour, survivant chaque jour avec les plus grandes difficultés et les plus durs labeurs. En plus de cela, il y a des millions de pauvres agriculteurs et fermiers, des millions de pauvres qui vivent dans les taudis de nos cités et de nos villes, des millions de travailleurs et de travailleuses dont les vies sont implacables et dures, dont les enfants sont mal nourris et sans éducation, des gens qui nont aucun accès aux récompenses de la modernité, aucun moyen datteindre un niveau de bien-être que nous pouvons considérer comme minimum, sinon suffisant.
Aussi suis-je conscient que je me suis peut-être ouvert à laccusation dêtre heureux parce que je suis bien en-dehors. Par ce critère, la grande majorité de nos pauvres compatriotes devrait être misérable. Mais au contraire, en dépit de conditions de vie les plus défavorables, ils arrivent à mener une vie assez positive, voire joyeuse. Ils ont une force dont manque la plupart dentre nous. Ils ont une force morale, une résistance, une confiance en la vie, une magnifique détermination, un courage acharné et une formidable dignité. Ce sont des travailleurs, travaillant dur du matin au soir pour leur vie, mais ils ne sont pourtant ni cassés ni vaincus. Non seulement ils survivent avec très peu, mais ils parviennent encore à rendre à la société - à nous, qui sommes les bénéficiaires de leur travail - beaucoup plus que ce que nous leur donnons. Ces gens du peuple ont construit cette nation. Ils sont sa colonne vertébrale, sa note dominante. Leurs chansons ont contribué à la musique de ce pays, leurs valeurs ont façonné les valeurs de cette civilisation.
Par contraste, les plus riches dentre nous ne sont pas nécessairement les plus heureux. Ils ont leur propre part de problèmes et de tensions. Toute personne aussi prospère que moi, par exemple, nest pas aussi heureuse avec lInde. Pourquoi ? Parce que beaucoup de ces gens riches et prospères veulent de plus en plus. Ils ne sont pas satisfaits de ce quils ont et leur cupidité na pas de limites. Ils amassent argent, bijoux, nourriture, meubles, objets dart, vêtements, maisons, voitures, et une pléthore sans fin de gadgets électroniques comprenant systèmes stéréo, téléphones cellulaires, TV, camescopes, etc., etc., mais ces gens ne sont pas encore satisfaits. Ils ne rayonnent pas de paix et de contentement. Ils paraissent plutôt insatisfaits, agressifs, égoïstes et violents.
En dautres termes, la leçon que lInde menseigne est quil ny a pas de corrélation automatique entre mon statut matériel et mon bien-être intérieur. LInde enseigne cela particulièrement moins bien parce quune majorité de son peuple est pauvre et que ces gens ne sont pas nécessairement malheureux, misérable ou défaits. La plupart dentre eux, en dépit des terribles conditions auxquelles ils doivent faire face, sont vibrants, tenaces et même joyeux.
Mais cela ne signifie pas du tout que tout soit bien dans mon pays. En fait, nous traversons une terrible crise en ce moment même. Exprimé simplement, la crise est que nos systèmes quasi modernes sont incapables de faire face aux besoins de notre peuple. LEtat et sa machine gouvernementale sont désespérément incapables de surmonter les problèmes de notre immense population. La plupart de nos problèmes sont de nature pratique : ils concernent les exigences de base comme la nourriture, lhabillement, le toit, lénergie, les transports, le système sanitaire, leau, le travail, etc. Lhabitat même dans lequel nous vivons est menacé : des ressources de base comme la terre, les forêts, les rivières, etc.. sont systématiquement détruits.
Comme je lai suggéré dans la partie précédente, une civilisation spirituelle ne peut être en mesure dignorer les réalités matérielles qui lui sautent aux yeux. Un pays spirituel ne peut permettre que plus dun tiers de son peuple vive en-deçà du seuil de pauvreté; le devoir nous oblige à les en tirer, à partager sa richesse avec eux. Le genre de spiritualité dont jai parlé a en elle un genre défini de politique. LInde Sacrée nest pas insensible et indifférente aux souffrances de ses enfants.
La spiritualité nest pas un retrait du monde. Même si elle implique un retrait, il nest que partiel, jusquà ce que sa propre force soit récupérée. LAshram ou ermitage a une relation dialectique avec le monde réel. Cest comme une pouponnière doù les semences dun nouveau monde peuvent être diffusées de tous côtés. LInde, comme je lai suggéré, est la pouponnière du monde spirituel. Mais si elle doit remplir son rôle, elle doit mettre de lordre dans sa propre maison. Je crois quil y a une énergie formidable qui gît inexploitée dans notre peuple. Il a la capacité de résoudre ses propres problèmes, de manière créative et satisfaisante, seulement nous devons croire en lui et lui permettre la liberté de fonctionner.
Nos difficultés matérielles peuvent être
résolues en harnachant notre atma bal ou force dâme.
Cela a été prouvé à maintes et maintes
reprises dans notre histoire. La dernière preuve en a été
le mouvement Svadhyaya, inspiré par Pandurang Shastri Athavale.
Svadhyaya, qui signifie étude de soi, utilise kriti bhakti
ou bhakti orientée vers laction comme
moyen de sadhana ou de développement de soi. Pour son service
exceptionnel envers lhumanité, Athavale ou Dada comme
il est populairement connu, a remporté le Magasasay Award
en 1996 et le Templeton Award en 1997.
Svadhyaya
19 Octobre 1996, Mumbai5 . Anniversaire de Dadaji, jour célébré aussi comme le Manushya Gaurav Diwas. Plus de 350.000 Svadhyayis vinrent de toute lInde à la plage de Chaupati pour féliciter Dadaji. Ce fut aussi le jour où le premier cargo Svahayayi, Jayashri, devait être lancé. Ce bateau avait été entièrement construit grâce au travail volontaire, sans perte du salaire dune seule journée. Après une journée complète de travail, les volontaires travaillèrent chaque jour de 7 heures à 11 heures du soir, ce pendant des mois pour réaliser ce rêve ambitieux. En fait, tout le bateau fut entièrement construit par bhakti, peut-être pour la première fois dans lhistoire humaine. Le bateau, dont la capacité de transport était denviron 600 tonnes, valait plus de 10 milliards de roupies.
Lorsque nous sommes entrés dans la ville, nous avons vu de grandes processions de Svadhyayis se mouvoir vers Chaupati. Tout le parking allant de Marine Drive à Nariman Point était envahi par les bus et les véhicules Svadhyayi. Plus tard, de la scène, nous avons vu une mer humaine qui rivalisait tout à fait avec Mer dArabie6 elle-même. Mais ce qui était remarquable était la totale discipline et la bonne conduite des gens rassemblés. Ils étaient divisés en groupes manoeuvrables, chacun avec un leader. Chaque groupe était identifié par une toque ou des vêtements spéciaux. Les arrangements, comme dhabitude, furent parfaits. Différents groupes de Svadhyayis avaient assumé des responsabilités diverses ; quelques-uns avaient dressé la scène, dautres avaient pris soin de léclairage, dautres encore du contrôle de la foule, etc.. Ce qui fut remarquable cest quaussitôt les gens assis il leur était offert de leau à boire par un groupe de femmes Svadhyayi. La logistique relative à la fourniture deau à plus de 350.000 personnes confondait limagination, pour dire le moins. Mais ce nétait quun exemple de Svadhyaya en action.
Il y eut plusieurs orateurs ce soir-là, qui félicitèrent tous Dadaji. Lenceinte pour les VIP7 près de la scène était pleine de dignitaires divers, y compris le Deputy Chief Minister du Maharashtra, Shri L. K. Advani8 , deux des frères Hinduja, et plusieurs autres personnes importantes. Un spectacle inoubliable fut Maulana Wahiduddin Khan offrant son namaz tandis que continuait le pravachan de Dadaji9 . Quelle meilleure démonstration pouvait-on obtenir de lharmonie communautaire dépeinte avec tant de justesse dans ce symbole immense et pan-religieux sur la scène ?
Il y eut plusieurs orateurs éminents y compris Rahul Dev, Rev. Samdhung Rinpoche, Maulana Wahiduddin Khan, un prêtre catholique haut placé, Shri Ved Prakash Vaidik, etc. Certains comparaient même Dadaji à un avatar. Le processus de déification était tout à fait évident dans les débats de la soirée. Ce fut pourtant Dadaji lui-même qui frappa une note différente. Détournant lattention de lui-même et de ses réalisations, il parla de la dignité humaine. Alors que nous nous étions tous rassemblés là pour célébrer le Jour de la Dignité Humaine, la question se posait certainement de savoir quelle était la source de la dignité humaine.
Dadaji dit quil était pensé, de manière conventionnelle, que la dignité venait de la richesse, de léducation, du statut social, etc., qui étaient tous conférés de lextérieur. Cependant, demanda-t-il, sil en était ainsi, environ 80 % des indiens ne pourraient jamais espérer avoir de la dignité. La dignité, dit-il, ne venait pas de la richesse, de léducation ou du pouvoir, mais du caractère. Hélas, personne nétait intéressé aujourdhui par la formation du caractère. Même le système actuel déducation ignorait ce besoin essentiel.
Le caractère, dit Dadaji, vient de kritagnata, namrata, tejasvita, et asmita de la gratitude, de lhumilité, de lintégrité et de lidentité. Lorsque nous ne sommes plus reconnaissants envers notre Créateur, comment pourrions-nous être reconnaissants envers qui que ce soit dautre ? Nous sommes ainsi enclins à négliger nos obligations envers nos parents, nos amis, notre communauté, et aussi envers notre nation. De la même manière, lhumilité, bien quelle soit une empreinte de la culture indienne, disparaît de notre milieu. Nous sommes devenus rudes, agressifs et violents. Etant donné la prédominance de la corruption, nous tendons à perdre notre intégrité de manière tout à fait facile. Finalement, nous avons oublié qui nous sommes, quelles sont nos identités. Sans ces quatre vertus nous perdons notre caractère et lorsque le caractère est perdu, nous perdons aussi la richesse, le prestige, lhonneur, et lindépendance.
Le discours de Dadaji fut fascinant. Il alla au cur même du problème. Alors que les autres orateurs, bien quinspirés, ne pouvaient quoffrir louanges ou voeux les meilleurs, Dadaji indiquait réellement les voies de lautotransformation. Sans le discours de Dadaji, la soirée entière serait demeurée incomplète. Même les foules massives, les feux dartifice impressionnants, la grande assistance de V.I.P., le cargo, toutes ces choses auraient pâli jusquà une insignifiance relative. Après tout, ces dernières étaient des réalisations matérielles qui pouvaient être répétées, même améliorées. Mais ce quoffrait Dadaji était de loin plus grand. Cétait la substance même qui pourrait mettre en relation lhumain avec le Divin. Cétait ce dont javais soif, réalisai-je instantanément, rien de moins.
Une fois encore, je compris que le noyau central de Svadaya était cette énergie formidable et transformatrice que Dadaji générait de lintérieur de lui-même. Sans elle, ce serait comme un autre mouvement, plus innovateur peut-être, mais pas fondamentalement différent. Ma première intuition était maintenant doublement confirmée : Svadhyaya, quelque soit sa manifestation extérieure, impliquait daller à lintérieur, de sattacher à cette source éternelle de puissance spirituelle qui nous venait directement de notre Créateur. Svadhyaya nous aidait à activer et à réveiller cette puissance intérieure. Sans une telle transformation profonde et un tel éveil, tous nos efforts seraient vains.
Shri Athavale, ou Dadaji, linspiration derrière Svadhyaya, insiste sur kriti bhakti ou la dévotion orientée vers laction comme moyen de développement personnel. Aujourdhui, Svadhyaya est probablement le mouvement socioculturel le plus largement répandu et le plus transformateur de notre temps. Il a atteint environ 80.000 villages et compte 30 millions dadhérents. Plus de 300.000 volontaires sont à tout moment donné en bhakti pheris ou tournées dévotionnelles. Les Svadhyayis sont aussi au travail partout où il y a une grande population indienne à létranger.
Plus tard, dans un plus petit meeting dintellectuels tenu à Surajkund près de Delhi, Dadaji expliqua clairement sa plus large vision des choses : Lorsque jai commencé mon travail, jai compris que le gouvernement avait échoué à solutionner les problèmes des gens. Satta aur sampatti se manushya badla nahin hain."
«Aussi les gens doivent-ils se lever pour eux-mêmes, luttant eux-mêmes pour améliorer leur sort. Mais comment donnez-vous du pouvoir aux gens, comment les remplissez-vous du sens de leur propre richesse et de leur capacité à changer ? Je compris que seul le Dharma avait ce pouvoir. Aussi revivifier et renouveler le Dharma devint-il mon premier souci.
Mais là je notais un paradoxe particulier. Ceux qui ostensiblement avaient le plus grand intérêt dans le Dharma étaient les moins intéressés pour le réformer. Cela comprenait les sannyasis, les paurankis, et les capitalistes. Ces derniers devaient être intéressés au Dharma car, sans lui, qui leur laisserait conserver leur richesse ? !
Lorsque vous commencez réellement à regarder létat du Dharma, vous découvrez à quel point il est tombé et à quel point il est corrompu. Le rectifier vous semble une tâche impossible10 . Cest pourquoi je ne révèle pas tout dun coup quel est bon but réel. Si je le faisais personne ne viendrait avec moi. Au lieu de çà, je vous dis, je vous montre où se trouve notre destination, mais commencez au moins à marcher avec moi. Une fois que vous êtes sur le chemin, cest difficile dabandonner. Parce que seules la vertu et la vérité vous donnent une satisfaction réelle, rien dautre.
Parce que je me considère le représentant du dernier homme, jétais dérangé quil soit arrivé à se sentir délaissé. Le service public ou la charité étaient-ils la seule prérogative du riche ? Je pris conscience que chacun avait quelque chose à rendre à Dieu et à la société en témoignage de sa gratitude - tout être humain pouvait donner sa compétence et son talent.
Pourtant, si vous approchez quelquun avec lidée de laider, vous rencontrerez de la résistance et serez rempli dorgueil. Dans Svadhyaya, chacun y entre non pour aider les autres, mais pour saider lui-même. Nous devons reconnaître que nous avons besoin de nous améliorer ; rencontrer les autres, établir une relation avec eux est la base dun tel développement de soi.
Lorsque vous aimez quelquun, nessayez-vous pas danticiper ses besoins et de les combler sans quil le demande ? De la même manière, si vous aimez Dieu, vous essaierez de trouver ce quIl attend de vous en tant quêtre humain et de vivre en conséquence. Cest le secret : la base est spirituelle; lélévation dans la qualité de la vie est simplement un sous-produit.
Ce dont nous avons besoin est dune religion basée sur la raison. Cest pourquoi je veux créer le Brain Trust Divin. On ne peut avoir confiance dans le cerveau que sil est lié à quelque chose de plus haut, cest pourquoi vous ne devez pas dire que Dharma nest pas de mon ressort, je le laisserai à ses gardiens officiels . Ils ne pourront pas le protéger parce quils lont utilisé pour exploiter les autres. 11
Dadaji insiste sur le fait que 70 % des gens suivent toujours.
Les 30 % qui restent, qui sont des leaders, sont divisés
en deux groupes ! 15 % ne croient quen le fait de manger,
de boire et de se divertir. Si les autres 15 %, qui se soucient
des autres, sunissent, alors nous aurons une majorité
de 85 % ! Cest là où nous tous, les soi-disant
membres de lélite indienne, devons y mettre du nôtre.
Svaraj
Le 50ème anniversaire de lIndépendance de lInde nous enjoint, encore une fois, de nous livrer à une sérieuse introspection. Quel est la signification de cet anniversaire ? Y a-t-il quelque chose de spécial dans le fait davoir complété 50 ans en tant que nation moderne ? Que signifie le fait dêtre un citoyen dun tel pays ? Le bilan de nos succès et de nos échecs est-il le meilleur indicateur de la manière dont nous devons nous regarder et ressentir les autres ? Ces questions et dautres semblables seront posées, suivies par diverses tentatives dy répondre.
Pour moi, cet anniversaire est simplement le prétexte pour poser, une fois encore, les questions fondamentales qui doivent nous inquiéter en tant quIndiens. Pour moi les réponses à ces questions sont de loin plus importantes que la célébration des 50 ans de notre indépendance. Aucun doute, cette borne routière dans lhistoire de la nation est dune immense importance. Aucun doute non plus que lEtat et ses structures complémentaires de la société civile constituent la base sur laquelle est construit beaucoup de ce qui concerne la réalité matérielle de nos vies, à la fois en tant quindividus et en tant que communautés. Je crois pourtant quêtre Indien implique beaucoup plus que dêtre le citoyen de cette nation vieille de 50 ans. Le sens et la signification de lInde excède de loin cette histoire vieille de cinquante ans et ses récits divers. Ainsi, paradoxalement, commémorer ces cinquante ans cest en même temps les dépasser et les transcender, et ne pas être fixés sur eux dune manière littéralement étroite.
A tout prix, cet événement et la célébration
qui laccompagne nous invite tous, encore, à nous
embarquer dans notre propre découverte de lInde.
Linvocation du titre du livre de Jawaharlal Nehru12 nest
pas un accident. Ecrit moins de deux ans avant lindépendance
de lInde, le livre de Nehru est à la fois un testament
personnel et lenregistrement de la quête de tout un
peuple pour son ipséité et sa nationalité.
Aussi le livre de Nehru est lun des actes les plus importants
de constitution nationale. Pour le moins, il exprime clairement
la relation de son auteur avec la société, la culture
et la civilisation de ce pays - à la fois comment il a
été façonné par elle et comment il
espérait la façonner lui-même. Et au travers
de sa relation avec lInde, cest à dire avec
le passé, le présent et lavenir de lInde,
Nehru définit aussi sa relation avec le monde, avec les
autres nations et les autres peuples, avec la vie et, plus largement,
avec le cosmos même. Comme Nehru, nous devrons entreprendre
nos propres voyages individuels à la découverte
de ce que représente ce pays.
Mais alors que je fais linventaire de la signification de
cet anniversaire, je me tourne du non-engagement, du libéralisme
de Nehru, vers la clarté et la grandeur de la vision de
lInde de Mahatma Gandhi. Pour Gandhiji, lindépendance
naurait eu aucune signification si elle ne voulait dire
quun transfert de pouvoir des Anglais aux Indiens. Ecrivant
aussi tôt que 1909, Gandhiji établit clairement quil
ne veut pas d autorité britannique sans
les Anglais (Hind Swaraj 30). Ce quil veut,
à la place, est un véritable Swaraj, qui ne peut
être obtenu que si nous apprenons à nous
gouverner nous-mêmes. (65). Il explique ailleurs
ce quil entend par Svaraj : Jaffirme
que svaraj est un but satisfaisant tout pour toute époque.
... Il est infiniment plus grand que lindépendance
et il inclut lindépendance 13 (Young India
12 January 1928). Une telle société consisterait
en individus qui se réglementent eux-mêmes les uns
vis à vis des autres dune manière coopérative
et non coercitive. Ce serait une société basée
sur la vérité et la non-violence, où chaque
personne serait libre de pratiquer sa propre religion. Ce serait
une société sans inégalités aveuglantes
ni exploitation écrasante, sans les distinctions de classe
et de caste entre les dirigés et les dirigeants. Ce serait
une société où lindividu ne serait
pas constamment en guerre avec la société, où
liberté et responsabilité ne seraient pas constamment
en guerre lune avec lautre. En bref, Svarajya14 ,
comme le concevait Gandhiji, nétait pas loin de Ramrajya
ou du Royaume de Dieu.
Bien que le terme, dans son acception moderne, possède des nuances politiques, lidée de Svarajya est aussi ancienne que les Upanishads. Dans la Taittiriyopanishad, Svarajya est défini comme la totale souveraineté et lautorité sans contrôle qui est obtenue par latteinte de lunité avec lUltime Réalité. En luttant pour son propre Svarajya individuel, on se bat ainsi automatiquement pour le Svarajya de tous. Comme le disait Gandhiji, «Le Svaraj du peuple veut dire la somme totale du Svaraj des individus (Epigrams from Gandhiji 156). Pourtant, lorsque nous nous regardons et regardons notre société, nous réalisons rapidement que nous sommes loin datteindre Svarajya, que ce soit individuellement ou collectivement. Cest pourquoi cinquante ans dindépendance signifient peu pour nous si nous sommes sérieux. Nous devons continuer de nous efforcer de lutter pour réaliser le Svarajya dont parlait Gandhi. A cette fin, il nous a donné un talisman, et cest en le citant que je voudrais terminer cet essai :
Je vais vous donner un talisman. A chaque fois que vous êtes dans le doute, ou que le soi devient trop pour vous, faites le test suivant. Rappelez-vous le visage de lhomme le plus pauvre et le plus faible que vous ayez jamais vu, et demandez-vous si ce que vous envisagez lui sera de quelque utilité. Y gagnera-t-il quelque chose ? Cela lui rendra-t-il le contrôle de sa propre vie et de sa propre destinée ? En dautres termes, cela mènera-t-il à svaraj pour les millions qui ont faim et qui sont affamés spirituellement ?
Vous verrez vos doutes sévanouir.
(A Gandhi Reader 134) 17
Gandhiji a écrit cela à un correspondant inconnu en août 1947, quand lInde gagna son indépendance. Cinquante ans après, nous navons aucun autre choix que de continuer à y adhérer.
13 Voir larticle paru dans RAMA NAMA sur le Ramrajya.
14 Svarajya signifie se gouverner soi-même.