Kurma Purana

Ishvaragita
Chapitre 2

Partant du principe qu'il est préférable d'aller soi-même aux sources plutôt que d'écouter ce qu'en dit autrui, RAMA NAMA continue avec la traduction française de textes sanscrits importants et peu sinon jamais traduits en français avec un extrait de l'Ishvaragita ou "Chant du Seigneur". C'est un texte shivaïte qui forme une partie du KURMA PURANA. Autant dire l'importance de ce texte. Le KURMA PURANA est formé de deux parties principales : le PURVA-VIBHAGA (de 53 chapitres) et l'UTTARA-VIBHAGA (de 45 chapitres). Les 11 premiers chapitres de l'Uttara-vibhaga forment l'Ishvaragita. Ici encore, ceux qui ont étudié depuis le début la partie HAMSA de RAMA NAMA n'auront aucune difficulté à suivre, y compris la logique du texte.

 

Le Seigneur dit :

1.- "C'est une science dont on ne peut parler, c'est Mon secret éternel, que les dieux eux-mêmes ne connaissent pas, malgré leurs efforts, ô brahmanes !

2.- C'est grâce à cette science qu'absorbés en Brahman, les meilleurs des deux-fois nés, du moins les premiers de ceux qui sont versés dans les textes sacrés, ne sont plus entraînés dans le cycle des transmigrations.

3.- Cette science évidemment la plus secrète, ce secret qu'il faut garder avec soin, Je vais vous l'exposer aujourd'hui, à vous qui m'êtes fidèlement attachés, à vous qui êtes versés dans les textes sacrés.

4.- Cet atman est absolu, transparent, pur, subtil, éternel. Il pénètre tout, incontestablement; il est pure intelligence; il est au-dessus de toute obscurité.

5.- Il est Celui qui gouverne à l'intérieur (antaryamin); il est l'Esprit; il est le souffle vital; ils est le Seigneur suprême; il est le Temps en ce monde; il est le Non-Manifesté; et il est le Veda, dit le texte sacré.

6.- De lui naît l'univers, et en lui l'univers se dissout. Lui, le magicien, quand il est enchaîné par sa magie (Maya), il crée les différentes apparences.

7.- Mais lui, il ne change pas; le Seigneur ne consiste pas dans le samsara (le monde des phénomènes). Il n'est ni la terre, ni l'eau, ni le feu, ni l'air, ni l'éther.

8.- Il n'est ni le souffle vital (prana), ni le mental, ni le principe matériel non-manifesté; il n'est ni le son ni l'objet du toucher ni la forme ni la saveur ni l'odeur; il n'est point l'agent de l'action; il n'est ni la parole

9.- ni les mains, ni les pieds, ni l'organe de l'évacuation, ni l'organe de la génération, ô excellents brahmanes; il n'est ni l'être qui agit, ni l'être qui sent; il n'est point la prakrti et le purusha; il n'est point la Maya; il n'est point les souffles vitaux; et non il n'est point cela en réalité !

10.- De même qu'il n'y a point conjonction de la lumière et de l'obscurité, de même il y a unité, non conjonction du monde des phénomènes et de l'atman suprême.

11.- De même que, dans ce monde, l'ombre et le soleil diffèrent l'un de l'autre, de même le monde des phénomènes et le purusha sont différents en réalité.

12.- Aussi bien l'atman, s'il était né souillé, serait, de lui-même, soumis au changement; et il n'y aurait point pour lui de délivrance, même à la suite de centaines d'autres naissances.

13.- Les munis qui sont affranchis voient leur atman conformément à la réalité : immuable, indifférent aux paires opposées (telles que le froid et le chaud, etc...), ayant la joie comme essence, impérissable.

14.- L'opinion qui consiste à croire : "je suis l'agent de l'action, je suis heureux, je suis malheureux, je suis petit, je suis grand", est une opinion que les hommes établissent dans l'atman à cause de la qualité d'agent que possède l'ahamkara (le principe d'individuation).

15.- Ceux qui connaissent le Veda disent que l'Esprit suprême est le témoin de la Nature, l'esprit qui en jouit, l'esprit inaltérable, intelligent, établi partout.

16.- C'est pourquoi le samsara dans lequel sont entraînées toutes les âmes a pour origine l'Ignorance. C'est à cause de l'Ignorance, à cause de l'erreur, que l'Etre essentiel est uni à la Prakrti (la Nature primordiale).

17.- Astre toujours levé, brillant par lui-même, c'est parce qu'il ne fait point de distinction entre lui et l'ahamkara (principe d'individuation) que l'Esprit suprême, qui pénètre partout, pense qu'il est l'agent de l'action.

18.- Les rishis versés dans les textes sacrés, ayant compris l'Être suprême, voient que la cause du monde des phénomènes, c'est l'avyakta (l'irrévélé, le non-manifesté) éternel, dont l'essence est l'être et le non-être; c'est le pradhana (le principe matériel).

19.- Uni à lui (au pradhana), l'atman, quoiqu'il reste immuable et impassible, ne peut se comprendre lui-même, conformément à la réalité, comme étant le Brahman.

20.- Il voit l'atman dans ce qui n'est pas l'atman. De là la douleur et son contraire. L'amour, la haine et les autres sentiments, toutes les altérations ont pour cause l'erreur.

21.- La grande altération, ce sont les actes, que l'acte soit bon ou mauvais : voilà ce qui est certain. De là l'origine de tous les corps pour tous les êtres.

22.- L'atman secret est toujours et partout immuable et exempt d'altération. Etant seul et unique, s'il est uni à la puissance créatrice (shakti), c'est par suite de l'illusion, non de par sa nature.

23.- C'est pourquoi les munis ont déclaré qu'en réalité, il est sans second (advaïta). La dualité est due à la nature propre de l'avyakta (principe matériel non-manifesté); et la maya (illusion) s'appuie sur (a pour base) l'atman.

24.- De même que le ciel n'est pas souillé par le contact de la fumée, de même l'atman n'est pas souillé par les sentiments qui naissent dans l'antahkarana (organe interne).

25.- De même qu'un morceau de cristal, isolé, brille de son propre éclat, de même l'atman, quand il n'est pas affecté par les upadhis (adjonctions limitantes), brille immaculé.

26.- Les sages disent que la vraie nature de ce monde est connaissance; d'autres considèrent que sa vraie nature est objet; les autres ont une opinion fausse.

27.- L'atman-conscience qui, par sa nature propre, est immuable, sans qualités (nirguna) et pénétrant partout, apparaît en effet comme objet aux hommes qui le considèrent comme pure connaissance.

28.- Il en est de l'Esprit suprême comme d'un morceau de cristal qui paraît uniquement rouge lorsque l'on place à côté de lui une graine de raktika ou quelque autre objet rouge.

29.- C'est pourquoi ceux qui désirent la délivrance doivent révérer l'atman, le penser, l'entendre comme étant inaltérable, pur, éternel, pénétrant partout, impérissable.

30.- Lorsque, dans le coeur du yogi qui a la foi, la conscience brille partout et continuellement, alors il devient lui-même.

31.- Lorsqu'il voit tous les êtres dans l'atman et l'atman dans tous les êtres, alors il devient le Brahman.

32.- Lorsque, plongé dans le samadhi (contemplation extatique), il ne voit plus tous les êtres (leur multiplicité) alors, uni à l'Être suprême, il devient l'Absolu.

33.- Lorsqu'il est délivré de tous les désirs qui se trouvaient dans son coeur, alors, devenu immortel, le sage atteint le Repos.

34.- Lorsqu'il voit la diversité des êtres réduite à l'unité et leur diffusion émanant de cette unité, alors il devient le Brahman pour toujours.

35.- Quand il voit qu'il n'y a, en réalité, que l'atman, et que tout l'univers n'est que maya, alors il obtient la béatitude.

36.- Quand il voit que le seul remède qui puisse délivrer de la naissance, de la vieillesse, de la douleur et de la maladie, c'est uniquement la connaissance du Brahman, alors il devient Shiva.

37.- De même qu'en ce monde, les rivières et les fleuves s'unissent à l'océan, de même cet atman s'unit à l'Être inaltérable, indivisible.

38.- Alors il y a connaissance, le monde des phénomènes n'existe pas, il n'y a point coexistence. En ce monde, la connaissance est cachée (enchaînée) par l'ignorance. C'est à cause de cela que l'on s'égare.

39.- L'Impérissable est connaissance immaculée, subtile, exempte de doute; tout le reste, que l'on croit être connaissance, est ignorance.

40.- Ainsi Je vous ai exposé le samkhya; Je vous ai expliqué la connaissance suprême, qui contient l'essence de tout le Vedanta. Le yoga consiste à y concentrer sa pensée.

41.- Du yoga naît la connaissance; de la connaissance naît le yoga. Pour celui qui possède le yoga et la connaissance, il n'y a nulle part quelque chose qui soit encore à obtenir.

42.- Ce que les yogis atteignent, les samkhyas (ceux qui sont versés dans la doctrine samkhya) l'obtiennent également. Celui qui considère le samkhya et le yoga comme étant une seule et même chose, celui-là connaît la vérité.

43.- Il y a d'autres yogis, des brahmanes qui, attachant leur pensée à l'acquisition de pouvoirs supranormaux, succombent toujours, et d'autres qui sont faibles d'esprit.

44.- Mais celui qui pratique le yoga appliqué à la connaissance obtiendra, après la mort, le grand pouvoir divin, immaculé, qui comprend toutes les pensées.

45.- Je suis cet atman non-manifesté, le suprême Seigneur, qui possède le pouvoir de produire l'illusion universelle et qui est célébré dans tous les Vedas, l'atman universel, dont le visage est tourné partout à la fois;

46.- Je suis l'atman universel, qui possède toutes les formes, toutes les saveurs, toutes les odeurs, qui ne vieillit pas, qui ne meurt point, dont les mains et les pieds sont partout, l'atman éternel qui gouverne de l'intérieur (antaryami).

47.- Sans pieds Je cours et sans mains Je saisis, me tenant dans le coeur; Je vois sans yeux et J'entends sans oreilles.

48.- Je connais tout cet univers, et personne ne Me connaît. Ceux qui voient la vérité disent que je suis le grand Purusha, moi, l'unique.

49.- Les rishis qui ont l'esprit subtil considèrent que ce qui est la cause (de l'univers), c'est le pouvoir souverain de l'atman, qui est sans qualité (nirguna) et immaculé.

50.- Je vais vous exposer ce que les dieux eux-mêmes, égarés par Ma maya, ne savent pas; soyez attentifs et écoutez, ô vous qui êtes versés dans les textes sacrés.

51.- Etant par nature au-delà de la maya, Je ne suis pas, quoique Je mette ce monde en mouvement, considéré comme la cause de l'univers. Les sages le savent.

52.- C'est pourquoi les yogis qui connaissent la vérité, entrant dans Mon corps le plus secret qui pénètre tout, obtiennent l'union avec Moi, l'union impérissable.

53.- En effet, ceux qui parviennent au-delà de Ma maya, cette maya qui a toutes les formes, atteignent, en s'unissant à Moi, le suprême, le pur nirvana (l'extinction, la disparition de toutes les apparences).

54.- Pour ceux-là, par Ma grâce, ô roi des yogis, il n'y a plus ensuite de retour ici-bas, même après des centaines de dix millions de kalpas : tel est l'enseignement du Veda.

55.- Cette science qui M'est consacrée, cette doctrine du samkhya qui s'appuie sur le yoga, doit être transmise par ceux qui sont versés dans les textes sacrés, à leurs fils, à leurs disciples et aux yogis."

 

Chapitre 3

1.-Le Seigneur dit : "De l'Être non-manifesté sont nés le temps, le principe matériel et l'Esprit suprême. De ceux-ci est né cet univers. C'est pourquoi le monde est fait du brahman.

2.- Ayant partout des mains et des pieds, ayant partout des yeux, des têtes, des bouches, ayant partout des oreilles dans le monde, Il embrasse tout l'univers;

3.-Ayant l'apparence des facultés de tous les sens, Il est pourtant dépourvu de tous les sens; réceptacle de tout l'univers, il est Joie éternelle, l'Être non-manifesté, sans second.

4.- Il est incomparable, immense, immuable, dépourvu de toute fausse apparence, demeurant partout, immortel.

5.- Non-divisé, il est le séjour de ce qui est divisé; il est éternel, inébranlable, impérissable; il est la lumière suprême, sans qualités (nirguna). C'est ce que savent les sages.

6.- C'est l'atman de tous les êtres, c'est l'Atman suprême, à la fois extérieur et intérieur; et je suis cet Atman qui, impassible, pénètre tout, qui est l'âme de la connaissance, Moi, le Seigneur suprême.

7.- Lui, qui est tout cet univers déployé par Moi, le monde mobile et immobile, tous les êtres qui se trouvent en Moi, ceux qui connaissent le Veda Le connaissent.

8.- Et ils connaissent aussi le principe matériel, et l'Esprit, qui est appelé son essence. De l'union de ceux-ci est né le temps suprême, qui est dit "sans commencement". (1)

9.- Cette triade n'a ni commencement ni fin, par le fait qu'elle est établie dans l'Être irrévélé; et qu'elle soit de la même essence que Lui ou qu'elle soit différente, les sages savent qu'ayant son aspect, elle est Mienne.

10.- Ce qui crée le monde tout entier depuis le mahat (2) jusqu'aux visheshas (distinctions) est appelé Prakriti, celle qui abuse toutes les âmes. (3)

11.- Le Purusha (l'esprit) qui, lorsqu'il est uni à la Prakriti, jouit des qualités (gunas) de la prakriti, est appelé le vingt-cinquième principe (4), lorsqu'il a pu se libérer de l'ahamkara. (5)

 

12.- Le premier produit de la Prakriti est appelé Mahat (le grand). L'ahamkara naît de lui, lorsqu'il prend conscience de sa faculté de connaître.

13.- Le grand atman est unique. Il est (pourtant) appelé ahamkara, il est appelé jiva (7), il est aussi appelé antaratman (âme intérieure) par ceux qui cherchent la vérité.

14.- C'est par lui que l'on sent tout, le plaisir et la douleur dans les existences. Il a pour essence Vijnana (la connaissance); le manas (mental) est son aide.

15.- Etant de la même nature que lui, c'est de lui que procède le samsara (suite des naissances et des morts) du Purusha, et également par suite de son attachement à la Prakriti sa non-distinction d'avec le Temps; ainsi est-il devenu le Temps.

16.- Le Temps crée les êtres, le Temps détruit les créatures; tous les êtres sont soumis au Temps; le Temps n'est dans la dépendance de personne.

17.- Pénétrant tout cet univers, il le maintient, lui qui est éternel; il est appelé le sublime prana (souffle vital), lui le Purushottama (8).

18.- Les sages disent que le manas (le mental) est supérieur à tous les sens, et que l'ahamkara est supérieur au manas. Le mahat est supérieur à l'ahamkara.

19.- L'avyakta (9) est supérieur au mahat. Le Purusha est supérieur à l'avyakta. Le Sublime prana est supérieur au Purusha; ce monde entier lui appartient.

20. Le Ciel (vyoman) est supérieur au prana. Le feu qui est au-delà du Ciel est le Seigneur. C'est Moi, le Brahman, Moi, qui suis impérissable et impassible; c'est ce monde au-delà de Maya.

21.- Il n'y a pas d'être supérieur à Moi; et quand on Me connaît, on obtient la Libération. Immobile ou mobile, il n'y a pas d'être en ce monde qui soit éternel, sauf Moi, l'Être non-manifesté, le Seigneur suprême (Maheshvara), dont l'image est le Ciel.

22.- Divin magicien, créateur d'illusions, uni au Temps, Je crée l'univers et le détruis éternellement.

23.- C'est le Temps qui, en Ma présence, fait l'univers; c'est l'atman infini qui le lui enjoint. Tel est l'enseignement du Veda.

 

(Traduction de P.E. Dumont - 1933)