Rencontre avec
Yogi Ramsuratkumar

Michel COQUET
(Shiva Shankar)

 


Indiscutablement, l'Inde est le pays qui possède le plus grand nombre de saints et de chercheurs spirituels en tous genres. C'est donc là que l'on peut découvrir beaucoup d'êtres réalisés, bien qu'il s'y trouve également un nombre encore plus grand de pseudo-instructeurs qui profitent largement de la détresse et de l'ignorance du peuple. Je souhaite présenter ici un instructeur dûment reconnu parmi ceux que l'on nomme les libérés."

J'ai eu à deux reprises le privilège de rencontrer cet illustre personnage, et la seconde visite fut, à plusieurs égards, tout à fait exceptionnelle. Accompagné de mon épouse, je sollicitai une entrevue. Mais le sage nous cria, en anglais, de l'intérieur de sa maison: "Revenez à 16 heures". Ce que nous fîmes.

Ce sage se nomme Yogi RAMSURAT KUMAR. Ses disciples l'appellent RAMJI, et c'est ainsi que je le mentionnerai, bien que je ne puisse être compté au nombre de ses milliers de disciples.

Ramji nous fit entrer dans sa modeste maison, près du temple de Tiruvannamalai. L'intérieur de la petite pièce où Ramji reçoit ses fidèles est plus que modeste. C'est une pièce vide, à l'exception d'une natte pour lui, et d'une autre pour les visiteurs. Ces derniers défilent d'une manière continue, et le sage les fait entrer un par un, les couples exceptés. La coutume veut que l'on apporte au sage quelques offrandes qu'il redonne en général à d'autres visiteurs. Dès notre entrée, Ramji nous fit asseoir en face de lui. La plupart du temps, il ne garde les gens que quelques instants ou quelques minutes et, dans tous les cas, on attend sa décision, car lui seul juge le moment propice au départ.

Lors de ma première venue, les yeux du sage, puissants, omniscients, mais aussi facétieux et pleins d'amour, m'avaient fortement impressionné. Son regard m'avait immédiatement conquis. Nous étions assis face à face et, pendant la première heure, Ramji se contenta d'élever le bras, les doigts dans notre direction, scrutant notre passé sans secret our lui. Rien ne fut prononcé sur mon passé lointain mais, à plusieurs moments, Ramji se retint d'éclater de rire. Ma femme, elle, ne s'en priva pas. Quant à moi, je m'efforçai d'être un miroir incolore en face d'une conscience libérée qui, je le savais et le sentais, pénétrait mes plus intimes pensées. A d'autres moments, Ramji semblait avoir beaucoup de mal à scruter ma conscience, mais peut-être est-ce de ma part un jugement non fondé, car on ne peut pas juger un libéré sur les apparences, qu'il a depuis bien longtemps transcendées.

De temps en temps, une petite souris sortait de son trou et essayait de traverser la pièce. Cela le faisait beaucoup rire, puis il reprenait son sérieux et continuait ses investigations. Pendant tout ce temps, Ramji ne s'arrêta pas de fumer, exceptés de courts instants. Selon ses disciples, à chaque fois que Ramji aspire la fumée de sa cigarette, il brûle un peu du karma de celui qui est en face de lui. Puis, il nous posa quelques questions.

Ayant tout de suite deviné que nous étions français, il se renseigna sur nos professions respectives, et fut très heureux d'apprendre que j'étais l'auteur de quelques ouvrages sur l'hindouisme. Après plus d'une heure et demie, Ramji fit un certain nombre de mouvements des mains en notre direction, comme s'il cherchait à chasser quelque chose. Il chanta ensuite le mantra "Jaya Ram" pendant quelques minutes. Puis, alors que deux heures de contemplation s'étaient déjà écoulées, les yeux dans les yeux, il me demanda de venir m'asseoir à ses côtés, ce que je fis immédiatement.

Suite à une intense sadhana, j'avais, depuis quelques années, des congestions des ganglions lymphatiques. Tout de suite, le yogi me couvrit de claques affectueuses et commença à toucher certains de ces ganglions. Puis, de la même façon, il travailla sur ma main gauche, observant avec attention la paume, le poignet et l'avant-bras. je fus très touché de cette marque d'attention et de ce privilège et, soudain, j'eus une étrange expérience. Quelque chose changeait dans ma conscience et, sans que mes perceptions soient modifiées, ma mémoire fui éveillée à une autre dimension. En lui, je reconnus un personnage qui, dans un lointain passé, fut mon père géniteur, et je me reconnus comme ayant été son fils. Ce fut un moment merveilleux et émouvant. Je retins des larmes de bonheur. Il me demanda d'allumer sa cigarette, Nous restâmes encore un long moment serrés l'un contre l'autre. il était maintenant très joyeux et plein de tendresse à mon égard. Ses yeux n'étaient plus scrutateurs, mais déversaient un véritable fleuve d'amour.

Puis ce fut le moment de partir. Ramji se leva et nous raccompagna jusqu'à la porte, nous faisant de grands gestes d'adieu jusqu'à ce que nous disparûmes au coin de la rue. J'eus alors, et je l'ai gardé de- puis, le sentiment de perdre à nouveau quelqu'un qui, dans le passé, avait compté au plus haut point. il me reste aujourd'hui une gravure de lui, qu'il m'a offerte, et le souvenir d'un être comme il est rare d'en rencontrer, même en Inde.


RAMSURAT KUMAR est né dans un village éloigné de la cité sainte de Bénarès (Varanasi), le ler décembre 1918. On sait peu de choses sur sa jeunesse, si ce n'est que ses parents furent de grands dévots. Cela lui permit l'étude de tous les textes sacrés du Mahabharata et du Ramayana, et explique son grand intérêt pour les pandits et autres érudits des textes sacrés.

Tout enfant, ses jeux se passaient au bord du Gange, et il différait des autres enfants. La plupart de ses jeux consistaient à s'entretenir avec des sages, des saints et des renonçants de passage. Lorsqu'il était libéré de l'école, il invitait des ascètes à venir manger dans sa maison. Comme ses parents n'étaient pas riches, il lui arrivait souvent de partager sa propre nourriture. Un jour qu'il était en train de puiser de l'eau à un puits, un oiseau se percha de l'autre côté, se mit à chanter et rompit le profond silence. Instinctivement, l'enfant, agacé, envoya vers lui le reste de sa corde.

L'oiseau fut touché et resta sans vie. L'enfant se précipita, essaya de le ressusciter dans l'eau du Gange, mais en vain. Profondément peiné, il dut l'enterrer. Il était en larmes et l'émotion obscurcissait son âme douloureuse. Il ne put dormir de la nuit, tant le remord brûlait sa conscience. Cet instant, dit-il, déclencha un changement radical dans sa compréhension de l'existence. Il commença à ressentir l'unité de la vie et, au fond de son coeur germa une intense aspiration spirituelle. Il se détacha du monde extérieur et concentra sa conscience en lui-même. Il fit mûrir en lui l'aspect de renoncement.

A l'âge de 16 ans, Ramji quitta son foyer afin de chercher une vérité plus grande. Le destin favorisa cette impulsion, car il rencontra un homme qui lui donna un billet pour une station proche de Bénarès. L'adolescent marcha à pied jus- qu'au Temple d'Or et honora le Seigneur de l'Univers. Puis, lorsqu'il pénétra dans le Saint des Saints, sa conscience s'élargit. En état d'extase, il passa une semaine dans l'enceinte du temple. Pendant cette période contemplative, il visita également la ville de Sarnath, où Bouddha fit son premier sermon.

Ramji finit son éducation secondaire en 1937 et, selon Swami Vimalananda, le père supérieur de Sivananda Tapovanam (Maduraï), le yogi aurait reçu une éducation supérieure à Lucknow. Sa profonde érudition et sa connaissance de la littérature historique et philosophique de l'Orient comme de l'Occident, sa maîtrise de l'anglais, et son intérêt pour tout ce qui est d'actualité politique, sociale ou scientifique, montrent qu'il a eu une brillante formation supérieure.

Cependant, une âme aussi élevée ne pouvait se satisfaire d'études. Son aspiration à trouver Dieu et à obtenir la libération était trop grande. Sa quête le conduisit donc vers un instructeur accompli. Le jeune homme avait un ami moine à qui il se confiait et posait de nombreuses questions. Une nuit de l'année 1947, cet ami suggéra au jeune yogi de ne plus chercher au dehors ce qu'il possédait en lui-même. Là, lui dit-il, tu trouveras les réponses à tes questions. Mais le jeune adolescent avait besoin d'un guide. Ayant entendu parler de Sri Aurobindo, il décida l'aller lui rendre visite. Son ami s'en montra enchanté et lui suggéra d'aller voir également un autre sage. Mais Ramji oublia le nom de ce dernier, et ce n'est que plus tard qu'il apprit qu'il s'agissait de Sri Ramana Maharshi.

Ramji arriva à l'ashram d'Aurobindo à Pondichery en novembre 1947, au moment où celui- ci était au sommet de sa discipline spirituelle. Le jeune espérait recevoir l'instruction particulière du maître, et s'y prépara en étudiant les écrits de ce dernier. Cependant, Sri Aurobindo, vers la fin de sa vie, était rarement visible. Ce fut à cette époque que Ramsurat Kumar se lia avec un jeune ascète brahmachari, qui lui conseilla d'aller rendre visite à Ramana Maharshi. Pourvu d'un important bagage intellectuel, il lui fallait désormais découvrir un instructeur sur le plan purement spirituel. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables, et trois jours ne s'étaient pas écoulés qu'il entendit parier d'un autre sage, Swami Ramdas. Celui-ci avait un ashram dans un village appelé Kanhangad, clans le nord du Kerala. Ramji ne fut pas impressionné par Swami Ramdas. Il ne comprit pas sa manière de vivre, quelque peu confortable, à son avis. Et, de plus, il était servi comme un roi! Si Ramji avait connu son passé et sa grandeur, il aurait réagi différemment. Mais, à cette époque, il s'en retourna déçu chez lui à Bénarès.

En 1948, Ramji rendit visite à Sri Aurobindo, mais ne resta pas longtemps à ses côtés. Ensuite, il alla enfin voir le sage d'Arunachala. Sri Ramana Maharshi était l'un des plus purs représentants de la pensée non-dualiste (Advaïta Vedanta). Ramji passa deux mois en présence du Sage et ce fut pendant cette période que, par la grâce du Maître, la vérité du Soi devint progressivement une réalité pour le jeune homme. Notamment un jour où, assis à côté du Maître, ce dernier, à travers sa grâce silencieuse, éleva la conscience de Ramji à des sommets jamais atteints. Dès ce jour, il fut complète- ment transformé et sa vie devint une existence de total renoncement et d'investigation centrée sur le Soi (ATMA VICHARA).

Puis, l'impulsion de repartir le poussa à nouveau vers Ramdas. Mais le destin l'en empêcha, et finalement il vécut quelques temps à l'ashram de Sivananda à Rishikesh.

En avril 1950, il apprit la transition de Rarnana Maharshi et d'Aurobindo. il eut l'impression d'avoir manqué deux grandes opportunités et ne voulut pas manquer la troisième. Il rendit donc visite à Ramdas en 1952. Le Maître le reçut d'une manière exceptionnelle. Il l'accueillit comme un fils prodigue. Ramji avait atteint un très haut niveau de réalisation mais voulait aller au-delà du voile. Ramdas s'en aperçut, lui ordonna de s'asseoir et l'initia à la récitation (namasmarana) du grand mantra: "SRI RAM JAYA RAM JAYA JAYA RAM". A cet instant précis, il eut l'éveil complet de Kundalini Shakti, et réalisa une expérience similaire à celle qu'avait auparavant vécue Ramdas en son temps. Ramji resta perdu en extase pendant plusieurs jours et devint rapidement un yogi et un sage parfaitement réalisé. Après deux mois, Ramdas lui fit comprendre qu'il n'avait plus rien à lui apporter et que désormais il était son propre Maître.

Le yogi partit et choisit d'aller résider à Tiruvannamalai, tout près de la colline sacrée d'Arunachala où se trouvait l'ashram de Ramana Maharshi. Ce voyage lui prit près de sept années, pendant lesquelles il visita les principaux sanctuaires, du nord de l'Himalaya à la pointe sud de l'Inde (Kanyakumari). Il parvint au pied de la montagne dédiée à Shiva au printemps 1959.

Aujourd'hui, Ramsurat Kumar a des milliers de fidèles en Inde et en Occident. Quelques-uns lui ont procuré un toit tout près du temple de Tiruvannamalai, qui lui sert de hall de réception lors des darshan. Lorsqu'il n'est pas. chez lui, il est en général sur la place publique ou à l'intérieur de la grande cour du temple. Ramji est très particulier, son attitude est d'une extrême discrétion, et il ne montre jamais ses pouvoirs. Il ne fait pas de discours, mais ceux qui l'approchent avec sincérité reçoivent la paix et la lumière. Beaucoup lui demandent pourquoi il se fait appeler "mendiant". A ceux-là, il répond: "Même lorsque je me nomme moi-même un mendiant, le monde me suspecte de posséder un trésor caché et m'ennuie. Que serait mon destin si je me nommais moi-même un roi!"
Ramji ne moralise pas, ne donne pas d'enseignement, et n'a écrit aucun livre. Il ne porte sur lui que des haillons qui ne sont jamais lavés. Lui-même ne se lave que très rarement. Mais, étrangement, son corps dégage les parfums les plus subtils, et tout en lui reste d'une incroyable pureté.

Autre particularité: il ne porte pas les objets chers aux ascètes. A la place, il porte un éventail à main, des plumes d'oiseau et une noix de coco comme bol à aumône. Son attitude est déroutante. Il peut être silencieux pendant des heures et, d'un seul coup, rire aux éclats. Quelquefois, il se met à danser et chanter le Ram Nam. Aucune norme ne lui convient. il est indescriptible, et nul ne peut prédire ce qu'il va faire, recevoir le demandeur ou refuser l'entrevue. Aucune des lois humaines ne le conditionne. Il vit en conscience divine et agit toujours à partir de l'instant présent.

Ramji est très intéressé par la restauration de la spiritualité en Inde. En 1972, il rencontra Swami Gnanananda Giri à Tirukkoilur, et tous deux s'efforcèrent de promouvoir une grande impulsion spirituelle dans la région afin de restaurer le SANATHANA DHARMA. Mais Gnanananda transita en 1974.

Le 26 septembre 1976, la Mère Divine de Kanyakumari, découverte par Swami Gnanananda Giri, se rendit à Tiruvannamalai, rencontra Ramji en face du temple d'Arunachala, et lui offrit de la nourriture sacrée. Elle resta assise à l'intérieur du temple et communia silencieusement toute la nuit avec Ramji qui était à l'extérieur, Le lendemain, ils échangèrent quelques plaisanteries se rapportant au travail qui devait être fait. Puis, la Mère regagna Kanyakumari.

Le premier noyau de disciples fut constitué en vue de cette mission sacrée au moment où les fidèles du grand yogi célébrèrent pour la première fois son anniversaire, le soixantième. A cette occasion, le jagat Guru Shankaracharya de Kanchi Kamakoti Peetham, Sri Chandrasekarendra Sarasvati, envoya son message de bénédiction. Et, au moment de l'accomplissement de la puja envers le yogi, tous purent ressentir sa grâce et la puissance de son rayonnement pendant qu'il entrait dans l'état le plus haut de contemplation divine.

L'Inde, assurément, est encore la seule dépositaire de tels joyaux. Et si la vérité doit être découverte en soi-même, ce sont de tels sages qui peuvent nous montrer la juste manière d'y parvenir.